Accueil 5 Recherche & Transferts 5 La mutation organisationnelle et managériale des EM françaises, reflet de leur « génie managérial » ?

La mutation organisationnelle et managériale des EM françaises, reflet de leur « génie managérial » ?

Nous avons eu maintes fois l’occasion et le privilège de souligner dans ces colonnes comment…
Publié le 3 avril 2017
Partager l'article avec votre réseau

Nous avons eu maintes fois l’occasion et le privilège de souligner dans ces colonnes comment et en quoi les écoles de management françaises avaient, en vingt ans, opéré ce que les spécialistes de l’enseignement supérieur appellent leur « academic drift », en s’arrimant de manière extrêmement volontariste aux meilleurs standards internationaux de leur profession sans pour autant renier leur référentiel « génétique » de très forte proximité, voire de connivence avec les milieux industriels. Dans un ouvrage de 2015 consacré aux Écoles de commerce et extrêmement documenté, Marianne Blanchard développe une analyse socio-historique très fouillée du développement d’une filière devenue en quelques décennies centrale en termes quantitatifs comme en termes qualitatifs, faisant émerger et rendre visibles bon nombre d’établissements qui n’étaient que de petits acteurs locaux et on ne peut plus confidentiels il y a une quarantaine d’années. L’auteur avance à cet égard la thèse selon laquelle cette évolution remarquable au sens littéral du terme, peut certes se comprendre comme un processus d’adaptation à leur environnement et à ses attentes mais tient aussi aux rôles de ces institutions dans les attentes qu’elles ont suscitées, ce fameux volontarisme ambitieux que nous soulignions.
En particulier, dans certains de nos travaux mobilisant une analyse par les standards académiques, nous défendons l’idée que la volonté d’internationalisation des profils des diplômés afin de les rendre le plus adaptés au monde des affaires, a largement contribué à l’accélération de la mutation des écoles en les conduisant, bon gré mal gré, à sortir de leur modèle quasi-autarcique et donc à considérablement élever l’intensité de la pression concurrentielle et institutionnelle auxquelles elles se sont imposé de répondre.

Comme nous l’avons montré dans une publication récente avec Pascale Bueno-Mérino dans la Revue française de gestion de décembre 2016, cette évolution menée au pas de course, dans une arène concurrentielle extrêmement disputée au plan national comme international, a suscité sur le plan intérieur des situations d’injonctions paradoxales et de forte complexité pour tenir un équilibre « identitaire » aussi délicat que fragile.
Peut-être jamais en effet « patrons » et dirigeants de PME n’ont-ils été placés avec autant d’intensité et dans un laps de temps aussi court, dans une nécessité absolue et permanente de devenir des organisations agiles et réactives faisant intervenir en temps réel et dans un environnement devenu très rapidement multiculturel, des pratiques de gouvernance, de structuration et de management qui leur étaient parfaitement étrangères à tous points de vue. Si l’adage veut que les cordonniers soient en général les moins bien chaussés, force est de constater dans le cas de la filière française des Ecoles de management, leur profonde mutation renvoie en réalité à une révolution organisationnelle et managériale sans précédent, qui reste très largement méconnue et singulièrement peu mise en avant.

Une profonde, intense et incessante mutation organisationnelle
Si l’on caricature un peu le mouvement de fond à l’œuvre dans la plupart des institutions, les écoles de management françaises ont fait face en une vingtaine d’années, en accéléré, à de véritables « chocs » organisationnels qu’elles ont dû absorber, passant de services français de formation initiale « monoproduit » gérés au sein d’institutions consulaires à de véritables groupes multiprogrammes, diversifiés, fortement internationalisés et à la gouvernance élargie. On pourrait pour les écoles parler aussi de « managerial drift ».

On se propose de synthétiser ici, sans hiérarchie aucune entre eux, les cinq principaux chocs en jeu et souligner pour chacun d’eux un exemple d’adaptation structurelle :
– Le choc de la diversification : au-delà de la croissance en taille, les écoles de management françaises ont considérablement élargi leur portefeuille d’activités de formation, avec l’extension de la formation initiale à des voies d’entrée nouvelle au sein des programmes « grande école » mais aussi au développement des bachelors, des Masters of Science, des MBA de tous formats, des programmes doctoraux ainsi que de l’offre diplômante ou non de l’Executive education.
En écho, les vieilles directions des études « ESC », très influentes et omniprésentes, ont souvent cédé la place à des directions de programmes intégrant toute une série de programmes et dûment staffées, quand il ne s’agit pas de « business units » distinctes dans les institutions les plus établies, fortement interfacées avec des cellules communications dédiées et spécialisées.
– Le choc de la « chaîne de valeur » : la conversion académique accélérée des établissements a entraîné une évolution significative de leur mission en établissement d’enseignement et de recherche mettant en jeu non seulement un élargissement des corps professoraux mais aussi le développement de directions de la recherche et des transferts, pour le dire génériquement, et son corollaire d’activités en direction des entreprises, des étudiants et des territoires (chaires, instituts, centre d’expertises, programmes doctoraux etc.). En écho, des mécanismes nouveaux sont apparus au sein de véritables décanats à la formalisation variable pour manager finement le recrutement, l’activité, la formation et la gestion des carrières de la ressource professorale, conduisant souvent à l’avènement de structures matricielles qu’il a fallu apprendre à faire vivre dans des organisations habituées à l’approche artisanale de l’action.
– Le choc de la gouvernance : à l’origine sous tutelle essentiellement consulaire pour la majorité d’entre elles, les écoles françaises ont connu des évolutions majeures pour se doter juridiquement de personnalités morales propres (passage en association pour beaucoup ou aujourd’hui en établissement d’enseignement supérieur consulaire (EESC)) et élargir leur « tour de table », en impliquant de parties prenantes nouvelles telles que les diplômés, les fondations, les entreprises les territoires ou autres partenaires. Cette évolution à peine négociée, il leur a aussi fallu s’adapter et prendre place dans la structuration des ensembles éducatifs communautaires nouveaux qu’il s’agisse des PRES puis des COMUE ou même des Idefi ou des Labex dans certains cas. Ne parlons même pas des conséquences des fusions intervenues avec plus ou moins de succès dans nos milieux turbulents, porteuses d’ajustements structurels du reste pas encore ni stabilisés ni digérés.
– Le choc de l’évaluation : en quelques années, la régulation des écoles a changé de monde pour des écoles ne relevant pas directement du MESR et devant faire face aux « rounds » multiples d’évaluation nationales (CEFDG pour les différentes formations mais aussi HCERES pour beaucoup à la fois pour les laboratoires ou pour les établissements) mais aussi internationales avec AMBA, EQUIS/EPAS et AACSB. Quand bien même ces agences d’évaluation partagent-elles une certaine part de référentiel commun, les établissements ont été conduits à développer des mécanismes de pilotage stratégique de l’information (et de l’action) et une culture du reporting qui leur étaient tout à fait étrangères, certaines allant jusqu’à mettre en place de véritables directions de la qualité et des accréditations pour diffuser la culture de la qualité et celle de la mesure, particulièrement chère à AACSB notamment. D’autres le font comme Monsieur Jourdain et cela peut fonctionner aussi.
– Le choc de l’international, enfin, correspond à l’internationalisation extrêmement rapide de toutes les activités des établissements, l’enseignement, la recherche, les relations avec les entreprises, le recrutement, le marketing. Comme dans les entreprises, cette transformation s’est souvent faite d’abord par le biais de directions internationales dédiées avant de rapidement internationaliser, y compris dans le staff, les directions opérationnelles elles-mêmes et favoriser l’émergence d’équipes multiculturelles dans tous les services à même de traiter avec toutes les régions du monde bien au-delà de l’échange d’étudiants des débuts (programmes joints, campus, bureaux de représentations, alliance etc.).

L’art du management plus que jamais indispensable variable d’ajustement et de pilotage
En vingt ans, les écoles ont donc accompli une révolution organisationnelle cumulant toutes les étapes classiques de l’évolution des organisations : élargissement de la raison sociale, diversification, internationalisation, passage à la logique de réseau, normalisation à marche forcée, sans parler ici des enjeux de la responsabilité sociale. Pour absorber tous ces chocs concomitants, elles ont donc dû faire preuve d’une adaptation quasi-permanente de leurs structures qui n’est pourtant pas évidente : tensions entre divisions et fonctions (quand elles ne sont pas entre programmes de formation eux-mêmes), problèmes multiples de coordination, revirements dans les choix de structuration, incompréhensions voire impasses culturelles, paradoxes entre ancrage local et développement international, affrontement entre des routines organisationnelles aux logiques antagonistes, nécessité de travail collaboratif entre et avec les enseignants-chercheurs dans une logique de processus « faculty driven » et entre collaborateurs et enseignants mais dans un contexte de forte académisation où les académiques sont mus prioritairement par leurs contributions intellectuelles, tensions entre les parties prenantes ou avec les diplômés sur la compatibilité entre la vision et la nostalgie ….

Pour faire vivre ces structures nouvelles et dépasser les tensions et difficultés générées par l’adaptation à ces différents chocs et « rester en devenir », la vérité, c’est que les établissements ont dû faire preuve d’une ingéniosité managériale qu’on ne soupçonne même pas et naviguer ainsi année après année pour que les femmes et les hommes de ces écoles évoluent, changent s’enrichissent, se complètent, s’ajustent, se dépassent. Robert Papin a été rendu célèbre pour son ouvrage « L’Art de diriger », il est probable que le management de la chose académique se doit aussi encore plus d’être un art sans lequel la résolution des multiples injonctions contradictoires qui sont devenues consubstantielles aux écoles ne serait pas possible. Peut-être faudrait-il aujourd’hui écrire un ouvrage sur l’art de manager dont doivent faire preuve les « managogues » de tous nos établissements, ces managers de la chose académique qui ont permis la mutation et la coexistence de pratiques managériales diverses pour porter un développement aussi important qu’incertain. Qu’on le veuille ou non, ils ont su rendre nos écoles apprenantes et reconnues, et si l’on veut dans les années à venir continuer à porter et à dépasser encore tant de tensions voire de contradictions nécessaires et inévitables pour s’adapter aux nouvelles manières d’innover de créer de travailler comme d’apprendre et d’enseigner, il conviendra de continuer à muscler les aptitudes managériales de nos PME éducatives innovantes et exportatrices de talents. Vous avez dit « génie managérial » ?

 

Tamym Abdessemed
Professeur et Directeur du programme Ph.D
ICN Business School

A propos de Tamym ABDESSEMED

Tamym ABDESSEMED est Directeur du Ph.D ICN où il est également professeur de management stratégique et membre du CEREFIGE. Ancien Directeur Académique et de la Recherche d’ICN Business School de 2010 à 2016, il a été président du groupe de travail recherche du Chapitre des Ecoles de management de la Conférence des Grandes Ecoles de 2013 à 2016. Il est membre du comité de pilotage du Baromètre « Recherche » de la FNEGE.
Diplômé d’HEC dont il est sorti lauréat de la Liste du Président (major de promotion), titulaire d’un DEA de management et stratégie de l’Université de Paris-X Nanterre et d’un certificat de spécialisation du doctorat HEC, Tamym ABDESSEMED est Docteur HEC ès Sciences de Gestion (spécialité stratégie d’entreprise) et est titulaire d’une Habilitation à Diriger des Recherches de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Auparavant, il a notamment été Directeur des études d’HEC Paris, Directeur du Doctorat HEC, et Directeur Général de l’ESCEM.
Tamym ABDESSEMED est par ailleurs le responsable de l’axe de développement pédagogique ICN et est le directeur de la collection de cas ICN à la CCMP.

A propos de l’ICN Business School

Membre du chapitre des écoles de management au sein de la Conférence des Grandes Écoles, ICN Business School forme ses étudiants et des cadres à développer dans les entreprises l’innovation par la créativité. Elle oriente sa pédagogie sur la transversalité grâce notamment à son partenariat avec Mines Nancy et l’Ecole nationale supérieure d’art et de design de Nancy (Alliance Artem). La communauté ICN est animée par trois valeurs fondamentales : l’ouverture, l’engagement et l’esprit d’équipe.

ICN Business School, c’est également :
– 3 000 étudiants dont 30 % d’étudiants étrangers
– 70 professeurs permanents et 20 affiliés
– 4 campus : Nancy et Metz (France), Nuremberg (Allemagne), et Chengdu (Chine)
– 4 bureaux de représentation à l’étranger
– 150 universités étrangères partenaires dans le monde
– 13 000 diplômés

Créé en 1905, l’Institut Commercial de Nancy est devenu en 2003 ICN Business School, établissement d’enseignement supérieur privé, reconnu par l’État et associé à l’Université de Lorraine. Il est accrédité EQUIS et AMBA.
www.icn-groupe.fr

Partager l'article avec votre réseau
Loading...