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Nous entrons tout simplement dans une nouvelle ère, Dominique Méda (Dauphine/PSL)

On peut dater du début de la décennie 2010 le début de la production d’études…
Publié le 29 novembre 2016
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On peut dater du début de la décennie 2010 le début de la production d’études alertant sur le fait que nous ne sommes pas en train de vivre une simple métamorphose mais que nous entrons tout simplement dans une nouvelle ère. C’est la thèse défendue par Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee en 2011 dans un livre intitulé « Race Against The Machine ». Les auteurs y expliquent que nous vivons une « Grande Restructuration » et que nous entrons dans « la seconde moitié de l’échiquier », c’est-à-dire dans une ère où les progrès permis par les technologies digitales vont devenir exponentiels comme le suggère la loi de Moore.

A ce premier livre, extrêmement médiatisé est venue s’ajouter l’étude de deux chercheurs d’Oxford, Frey et Osborne, publiée en 2013, dressant un tableau apocalyptique des conséquences de ces transformations sur les emplois. Dans « The Future of Employment : how susceptible are Jobs to Computerisation », les auteurs étudient 702 métiers et estiment la probabilité qu’ils soient remplacés par des machines intelligentes. Selon leurs résultats, « 47% des actifs se trouvent dans un secteur à haut risque de chômage » dans un délai de dix à vingt ans.

A la même époque a commencé à se déployer un discours enchanté sur les vertus de l’économie collaborative et le travail : le travail, déjà collaboratif, sera appelé à l’être encore davantage. Le crowdsourcing constituera l’une des modalités les plus répandues d’exercice du travail, laissant une place centrale à la co-production. Celle-ci ne sera plus réalisée principalement au sein de grandes organisations hiérarchisées mais au sein de plate-formes créatrices de valeur. Il n’y aura plus de différence entre travail et non travail, vie professionnelle et vie privée. C’en sera fini de la hiérarchie et du salariat : chacun sera son propre employeur, une entreprise de soi.

Ces analyses doivent être considérées avec beaucoup de prudence. Concernant les effets sur l’emploi, les études sont extrêmement controversées. D’autres études, rétrospectives, montrent au contraire que les révolutions technologiques précédentes se sont accompagnées de créations d’emplois. L’économiste Jean Gadrey rappelle quant à lui, en s’en moquant, les prévisions alarmistes du rapport Nora-Minc sur l’informatisation de la société publié en 1978 en France : « Ils annonçaient la fin de la création d’emploi dans les services (p. 35). Or la part des services dans l’emploi total est passée de 57% en 1980 à plus de 70% en 2000 (…) Parmi les secteurs et professions dont l’emploi a le plus progressé depuis le rapport N/M on trouve presque tous ceux dont ce rapport annonçait qu’ils allaient devenir « la sidérurgie de demain » .

De nombreuses critiques ont été apportées à l’étude de Frey et Osborne, notamment le fait qu’elle ne tient compte ni des résistances des travailleurs ou des consommateurs, ni de l’organisation du travail, pourtant décisive s’agissant de l’implantation de nouvelles technologies. Une étude allemande très récente, qui s’appuie sur une analyse précise des tâches réalisées par les travailleurs, estime quant à elle que 9% des emplois seraient menacés.
En ce qui concerne le travail, la situation est tout à fait préoccupante : le développement de la digitalisation et de l’économie numérique a en effet déjà commencé à bouleverser les modalités d’exercice du travail. D’importants travaux ont mis en évidence ces dernières années les effets déstructurants de ces nouvelles organisations sur le travail. La désintermédiation organisée par les plate formes digitales conduit en effet non seulement à concurrencer un grand nombre de professions réglementées ou organisées mais aussi et surtout à mobiliser le travail d’autrui sous des formes dégradées. Les plates-formes digitales mettent en effet en relation des offreurs et des demandeurs de service et contribuent ainsi à découper le travail en prestations individualisées, en tâches fragmentées et à contribuer de ce fait à l’explosion des collectifs et à l’individualisation des relations de travail, en plus de leur précarisation.

Cette thèse de la révolution technologique fait complètement l’impasse sur la nécessité dans laquelle nos sociétés se trouvent de s’engager dans la reconversion écologique. Cette dernière doit être considérée comme une opportunité de créer des emplois et de désintensifier le travail. C’est cette option qui doit aujourd’hui être mise sur la table et opérationnalisée.

1 le mythe de la robotisation détruisant des emplois par millions

Dominique Méda
Professeure de sociologie et directrice de l’IRISSO
Dauphine/PSL Research University

Derniers ouvrages parus :
L’âge de la transition (dir.), avec Dominique Bourg et Alain Kaufman
Les Petits matins / Faut-il attendre la croissance ? avec Florence Jany-Catrie,
La Documentation française.

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