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Changement climatique, dérèglement éducatif : les écoles de management doivent faire leur mue

Alors que se multiplient les alarmes sur le bouleversement climatique et l’érosion brutale de la…
Publié le 28 août 2019
Changement climatique, dérèglement éducatif : les écoles de management doivent faire leur mue
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Alors que se multiplient les alarmes sur le bouleversement climatique et l’érosion brutale de la biodiversité, un nombre croissant de voix s’élève pour dénoncer un autre dérèglement : celui de notre système éducatif face à ces enjeux. L’étude récente du Shift Project sur l’intégration des enjeux énergie/climat dans l’enseignement supérieur (Universités, Grandes Ecoles de commerce et ingénieurs) révèle l’ampleur du chemin restant à parcourir : ainsi, seuls 11% des programmes étudiés font référence à ces enjeux dans un cours obligatoire. Et 76% des cursus recensés ne proposent aucun contenu (pas même sous forme d’électif) abordant les enjeux climat-énergie. Ce décalage est perçu par les étudiants de l’enseignement supérieur : le « Manifeste étudiant pour un réveil écologique » a rapidement réuni plus de 30 000 signatures d’étudiants des Universités et de Grandes Ecoles françaises, interpellant nos institutions publiques et privées (politiques, entreprises et institutions d’enseignement) sur leur léthargie face au défi climatique.

En tant que Professeur et chercheur travaillant sur les enjeux de développement durable dans une école de management, j’ai participé à la structuration de programmes pour créer des modules obligatoires dans certains de nos programmes, et la création d’options de spécialisation. Je codirige par ailleurs une chaire de recherche en économie circulaire, et ai enseigné ces questions dans différentes institutions. J’ai aussi pu observer l’essor des enjeux de soutenabilité dans des institutions voisines, écoles et universités, en France ou à l’international. Mon sentiment est que malgré l’incontestable montée en puissance du développement durable dans nos écoles de management au cours de la dernière décennie, un long chemin reste à parcourir pour traiter la thématique du climat à son juste niveau dans l’enseignement au management, c’est-à-dire comme une problématique fondamentale et incontournable de nos sociétés avec des conséquences tout aussi fondamentales pour l’entreprise.

 

Trois défis

Cette situation s’explique par plusieurs facteurs. Le premier défi tient à un problème de périmètre : les institutions de formation au management se sont emparées des concepts de développement durable ou de responsabilité sociale de l’entreprise, dont le périmètre est beaucoup plus vaste que la question du climat. Parmi les 17 objectifs de développement durable définis par l’ONU et acceptés par 193 Etats membres en 2015, la « lutte contre les changements climatiques » arrive en 13ème position, bien après la lutte contre la pauvreté (objectif 1), l’accès à l’alimentation et l’éducation (objectif 2 et 4) ou la croissance économique (objectif 7). Et dans nos institutions de formation au management, les enseignements associés peuvent explorer des thèmes aussi variés que l’entrepreneuriat social, l’économie circulaire, le rôle politique de la firme, la gouvernance de l’entreprise, les nouvelles formes de régulations entre démarches volontaires et coercitives, les démarches de marketing durable, les innovations à destination de la base de la pyramide, l’éthique en entreprise, la gestion « durable » des supply chains, l’investissement socialement responsable, l’émergence de structures hybrides, l’effectivité des labels environnementaux ou sociaux, etc. Les enjeux climatiques n’occupent pas nécessairement une place centrale dans ces enseignements. Dans de nombreuses institutions, les enjeux spécifiques liés à l’énergie, au climat ou à la biodiversité sont alors abordés que comme l’un des multiples éléments de contexte et restent peu approfondis, alors que ces questions conditionnent la possibilité de vie sur terre. Il apparaît donc indispensable de faire une place dédiée au climat et aux enjeux de biodiversité dans nos enseignements.

Mais cela renvoie à un deuxième défi : celui de mettre à niveau les compétences internes. Comprendre et enseigner les enjeux climat n’est pas simple et peut paraître éloigné du « cœur de métier » traditionnel d’une institution de formation au management, surtout s’il s’agit d’enseigner ces questions auprès de l’ensemble des étudiants. La problématique du changement climatique peut être perçue comme une thématique risquée car technique, intimidante, perçue comme le domaine de spécialistes du climat. Le risque de relayer les enjeux écologiques au second plan est d’autant plus fort que l’immense majorité des enseignants chercheurs – y compris une grande partie de ceux qui travaillent en RSE et en DD – restent peu formés à ces questions. Ainsi, il ne s’agit pas seulement de former nos étudiants, mais de former et sensibiliser l’ensemble des enseignants-chercheurs et des directions générales sur ces questions. Et nouer des partenariats avec des experts externes.

Troisième défi : éviter le confinement. La majorité des étudiants peut traverser nos écoles de management sans avoir été exposée aux enjeux du changement climatique. Et pour ceux qui l’auraient été via un cours ou un séminaire (fut-il obligatoire) le risque est fort qu’il existe un décalage entre les messages réformistes face à l’urgence écologique et les messages reçus dans d’autres disciplines. Le décalage peut aussi être accentuée lorsque les pratiques de nos institutions (notamment en matière de gestion des campus) apparaissent en décalage avec les enjeux de sobriété énergétique. Ceci montre que les enjeux climat et biodiversité sont des enjeux stratégiques et transversaux, qui doivent mobiliser les directions générales, les professeurs des différentes disciplines et l’administration.

 

Quelques pistes d’action

Des initiatives existent pour mieux intégrer les enjeux de climat à nos programmes: dans le cas d’ESCP Europe, nous avons créé pour la rentrée de Septembre 2019 un séminaire transversal de trois jours, à destination de tous nos étudiants de la grande école ESCP Europe sur les enjeux énergie / climat. Pour toucher les 400 étudiants entrants, nous avons sollicité les collègues des différentes disciplines (marketing, finance, supply chain, stratégie, RH, etc) et noué des partenariats (en utilisant par exemple des outils tels que la fresque du climat, à laquelle les professeurs de différentes disciplines ont été formés). Si la démarche bouscule les disciplines classiques du management, elle offre aussi une grande opportunité de mobiliser l’ensemble des collègues autour de ces enjeux.

Mais beaucoup reste à faire, car l’enjeu du climat montre si cela est encore nécessaire que les frontières entre l’entreprise et la société sont de plus en plus poreuses. Face à des problématiques globales mettant en jeu le bien public telles que le changement climatique, la préservation des océans, ou les dimensions géopolitiques de l’approvisionnement en ressources, il est indispensable d’ouvrir le management à d’autres disciplines, et d’organiser des dialogues systématiques avec les sciences « dures » (climatologues, sciences de l’ingénieur, etc.) et d’autres sciences sociales (philosophie, économie, sciences politiques). Il faut aussi promouvoir le dialogue et les échanges avec des acteurs publics et ouvrir nos écoles à des personnalités extérieures issues du monde politique, scientifique, ou de la société civile. C’est à ces conditions que nos institutions pourront s’adapter, voire contribuer à répondre au gigantesque défi collectif que représente le climat pour nos sociétés.

Aurélien Acquier,
Professeur ESCP Europe,
Head of Sustainability Transition,

Co-directeur de la Chaire ESCP Deloitte – Economie Circulaire

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