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Les enjeux éthiques des nouvelles technologies dans la formation des managers et des ingénieurs : un défi pédagogique majeur

Dans un environnement ouvertement dédié à l’innovation technologique et industrielle, un défi majeur consiste à…
Publié le 3 février 2017
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Dans un environnement ouvertement dédié à l’innovation technologique et industrielle, un défi majeur consiste à sensibiliser nos étudiants « technophiles » aux conséquences éthiques des nouvelles technologies. En effet, comment aborder ce questionnement quand domine l’idée que le développement technoscientifique va nécessairement dans le bon sens ? Comment sensibiliser des jeunes générations aux conséquences humaines, sociopolitiques ou écologiques de technologies qui façonnent, au quotidien, leur intimité ? C’est à partir de notre enseignement de l’éthique au sein de deux grandes écoles d’ingénieur et de management de l’IMT (Télécom Ecole de Management et Télécom SudParis) que nous proposons trois pistes de réflexion.

1) La réinscription des objets techniques dans leur historicité
L’intégration des enseignements en éthique dans le cursus ingénieur et manager a pour ambition de réinscrire les technologies dans leur historicité pour souligner qu’elles se situent toujours dans des contextes sociopolitiques et culturels spécifiques. Par conséquent, il ne saurait être question de neutralité quant à la relation qu’une société entretient avec son développement technologique. Par exemple, nous montrons comment le développement de l’internet s’est nourri d’un ensemble de références idéologiques et notamment des utopies libertaires des années 60 et 70 aux Etats-Unis.

L’inscription dans le temps des innovations technologiques les plus récentes (la biométrie par exemple) est aussi une façon de confronter les technologies aux idéaux qui les portent, en stimulant une prise de recul vis-à-vis du fétichisme suscité par la nouveauté. Ce qui est nouveau est le plus souvent considéré comme assurément bénéfique. Or il convient d’amener les étudiants à réfléchir sur le fait que ce qui est technologiquement possible n’est pas toujours humainement et socialement souhaitable. Par exemple, si les réseaux numériques peuvent servir des mouvements d’émancipation, ces mêmes réseaux peuvent être de redoutables moyens de surveillance.

2) L’utilisation du récit comme mise en perspective critique
Une possibilité didactique que nous qualifierons de plus « indirecte » revient à privilégier une éthique narrative, qui consiste à exercer notre jugement critique par des récits. Par exemple, les scénarios de George Orwell dans 1984 peuvent nourrir une réflexion éthico-politique sur l’informatisation toujours croissante de la société. A partir d’un tel récit, les étudiants décryptent les formes de contrôle à même d’opérer dans nos sociétés dites « de l’information ».

L’éthique du récit évite ainsi tout moralisme. Elle suggère plus qu’elle ne prescrit. Comme le souligne le philosophe danois Peter Kemp, « La littérature moralisatrice n’apporte rien à l’éthique (…). La seule littérature qui serve vraiment l’éthique, c’est celle qui décrit la vie individuelle et sociale de telle sorte que l’individu se sente à son tour tenu de décider ce qui, dans la vie quotidienne et dans la politique, représente la bonne ou la meilleure manière de vivre »1.

3) La confrontation à l’expérience réelle
L’évaluation des technologies ne saurait relever d’une démarche purement théorique. Elle doit en permanence se confronter à des situations et des cas spécifiques. L’intérêt d’intégrer des éléments empiriques dans l’interprétation éthique est d’embrasser un certain niveau de complexité. De fait, l’éthique, comme domaine qui vise à guider l’action des individus, ne peut être saisie par une approche exclusivement théorique. Si l’objectif est d’amener les étudiants à transformer leurs jugements et leurs choix en situation, il est alors nécessaire de se référer à leurs expériences éthiques. Dans ce cadre, nos enseignements bénéficient d’une collaboration avec la Fondation Ostad Elahi2, dont la vocation est d’encourager la réflexion et la pratique de l’éthique au sein de la société et de l’enseignement supérieur.

Notre approche pédagogique consiste à recueillir les expériences éthiques de nos étudiants et à organiser une confrontation de points de vue, en séance, en les mettant en perspective par rapport aux éléments théoriques évoqués. Nous nous appuyons ainsi sur les principes de l’éthique de la discussion3. Ce faisant, notre approche donne aux étudiants des clés pour développer leur discernement et leur capacité de raisonnement face aux problèmes éthiques, répondant ainsi à une exigence soulignée par Bauman. Pour ce dernier, la condition primordiale de l’éthique de l’individu reste la capacité d’exercer un jugement autonome, indépendant de l’organisation et de ses codes, ce qui nécessite de préserver un espace de réflexion éthique à l’individu.

Cet article est partiellement extrait d’une réflexion plus développée publiée par Pierre-Antoine Chardel dans un chapitre d’ouvrage collectif intitulé Un état des lieux de la recherche et de l’enseignement en éthique, sous la direction d’Edwige Rude-Antoine (CNRS) et Marc Piévic (Fondation Ostad Elahi), Paris, Editions L’Harmattan, 2013.
1 Peter Kemp, L’irremplaçable. Pour une éthique technologique, traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Paris, Cerf, 1997, p. 82-83. A propos de cette réflexion sur les vertus de l’imagination narrative, on pourra lire Marta Nussbaum, Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIème siècle ?, traduction de Solange Chavel, Paris, Climats, 2011.
2 La Fondation Ostad Elahi – éthique et solidarité humaine est une fondation reconnue d’utilité publique,
3 Cf. Karl-Otto Appel, Ethique de la discussion, Traduction de l’allemand par Mark Hunyadi, Paris, Editions du Cerf, 1994.

Pierre-Antoine Chardel
Docteur en philosophie et sciences sociales
Télécom Ecole de Management

Loréa Baïada-Hirèche
Docteur en sciences de gestion de formation
Télécom Ecole de Management

A propos de Pierre-Antoine Chardel

Docteur en philosophie et sciences sociales, habilité à diriger des recherches, professeur permanent à Télécom Ecole de Management (Business School de l’IMT) où il co-dirige l’équipe de recherche « Ethique, Technologies, Humains, Organisations, Société » (ETHOS). Il est également chercheur au Centre Edgar Morin / IIAC (UMR 8177, CNRS / EHESS). Il publié une dizaine d’ouvrages, parmi lesquels : Politiques sécuritaires et surveillance numérique, CNRS Editions, 2014 ; Datalogie. Formes et imaginaires du numérique (dir. avec Olaf Avenati), Editions Loco, 2016.

A propos de Loréa Baïada-Hirèche

Diplômée de l’ESSEC et Docteur en sciences de gestion de formation, professeur permanent en comportement organisationnel et éthique des affaires, Télécom Ecole de Management (Business School de l’IMT). Membre de l’équipe ETHOS à Télécom Ecole de Management, elle est également chercheure associée à PSL, Université Paris Dauphine, DRM. Antérieurement auditrice puis consultante en organisation dans différents cabinets pendant 10 ans. Elle est l’auteur de plusieurs publications académiques notamment dans Journal of Business Ethics.

A propos de Télécom Ecole de Management

Fondée en 1979, Télécom Ecole de Management est une grande école de commerce publique accréditée AACSB et AMBA. Reconnue pour son expertise dans les nouvelles technologies, l’école figure dans le classement mondial du Financial Times des meilleurs masters en management. Télécom Ecole de Management est la business school de l’Institut Mines-Télécom, premier groupe d’écoles d’ingénieurs de France. Elle partage son campus avec sa jumelle ingénieure Télécom SudParis. Télécom Ecole de Management compte 1200 étudiants, 76 enseignants-chercheurs et 5000 diplômés.

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