Par Pierre COURBIN, Enseignant-chercheur en informatique et systèmes embarqués à l’ESIEA et Référent transitions socio-écologiques
L'ESIEA s'est donnée pour mission de "Former des femmes et des hommes capables de faire un usage pertinent et responsable des nouvelles technologies". En lien avec les termes "pertinent" et "responsable", nous souhaitons développer une vision de la citoyenneté, de la capacité des "sachants" du numérique à mettre leur art au service d'un projet de société soutenable.
Qu'entendons-nous précisément par un usage "pertinent" et "responsable" ? L'ESIEA se refuse à imposer une vision de la société aux étudiant·e·s ; elle souhaite les soutenir dans le développement de leur esprit critique afin de construire, ensemble, leur propre vision de cette société soutenable. Comme préconisé par le ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche[1], cette approche est pour nous une brique essentielle afin de contribuer, à notre échelle, à l'épanouissement de nos étudiant·e·s dans leur citoyenneté.
1 - Le numérique, un outil pas comme les autres ?
Durant les 5 ans de la formation d'ingénieur, les étudiant·e·s sont accompagnés pour construire leur relation au numérique comme un outil et non comme un but. Les premières années, les étudiant·e·s réalisent un "Projet à impact RSE" où ils doivent se concentrer sur la réponse à des Objectifs du Développement Durable (ODD) de l'ONU sans développer de solution numérique. Certains décident d'agir sur l'inclusion, notamment en aidant de jeunes réfugié·e·s dans leur apprentissage du français. D'autres initiatives consistent à mettre en place des séances de “Repair Café” pour sensibiliser à la réparation et à la surconsommation, tandis que certains s'attachent à agir sur la fracture numérique en formant d'autres citoyens à l'usage d'outils numériques. Objectif : acquérir un réflexe d'analyse du besoin avant d'envisager des solutions technologiques.
Au fur et à mesure de l'avancement dans leurs études, nous les accompagnons progressivement pour qu'ils mettent leur art au service de projets et de besoins clairement identifiés. Lors de semaines de Design Sprint avec l'association Latitudes, ils travaillent en équipes en lien avec des porteurs de projets numériques, mais ils ne doivent pas développer la solution : ils se concentrent sur les utilisateurs, leurs besoins, les impacts des différents designs numériques sur les utilisateurs. Par exemple, pour une application d'accompagnement lors de situations de harcèlement scolaire, ils ont dû réaliser des interviews des parties prenantes, concevoir des maquettes d'interfaces pour ensuite conduire des tests utilisateurs. Objectif : intégrer l’idée que l'impact d'une solution technique sur ses utilisateurs est crucial, et que ces derniers doivent être au cœur de la conception.
Poursuivant cette vision du numérique comme levier pour le bien commun, nous sensibilisons également les étudiant·e·s à la notion de communs numériques. Qu'il s'agisse de logiciels libres, de données ouvertes ou de plateformes collaboratives, ces initiatives incarnent une vision du numérique où la création et le partage profitent à tous. Comprendre et contribuer à ces communs est essentiel pour appréhender un numérique plus opérant et plus inclusif, renforçant ainsi la notion de citoyenneté active et de contribution collective.
En fin de cursus, les étudiant·e·s mettent leurs compétences au service de la création de solutions technologiques, répondant à des besoins qu'ils ont analysés ou qui leur sont soumis par des partenaires. Objectifs : prendre conscience de leur responsabilité lors de la conception d'une solution et de leur devoir de questionner les demandes des partenaires au regard de leurs impacts écologiques et sociaux.
Le numérique est effectivement un outil « pas comme les autres », trop souvent perçu comme une fin en soi ou une force inéluctable transformant la société, il n'est, pour nous, qu'un puissant outil. Notre mission est de développer chez nos étudiants cette compréhension critique et de renforcer leur prise de responsabilité, afin qu'ils puissent apporter leur expertise et éclairer les choix, sans jamais s'arroger le pouvoir de façonner seuls l'avenir.
2 - Comprendre le présent pour choisir leur futur
Si l'ESIEA ne se place pas en prescripteur d'un avenir spécifique, il lui semble essentiel que ses étudiant·e·s construisent leur réflexion sur les faits et données scientifiques les plus récentes.
Ainsi, tous les étudiant·e·s sont accueillis par des ateliers, assurés par le personnel de l'école, pour leur permettre de comprendre l'état du monde et les voies actuellement envisagées. Fresque du Numérique, Atelier 2tonnes, etc. différents outils permettent aux étudiant·e·s de s'approprier les données scientifiques et de commencer très tôt à se mettre en situation d'acteurs responsables.
À l'approche de la fin de leur cursus, les étudiant·e·s sont confronté·e·s aux dernières données scientifiques, notamment avec le concours de The Shift Project. À travers un serious game simulant une situation d'entrepreneuriat, ils sont mis en situation d'acteur pour saisir concrètement les enjeux de leurs décisions.
En parallèle, avec l'entreprise Holomea, nous leur faisons vivre un "Marathon Créatif" où ils doivent imaginer des stands pour un salon professionnel du "Numérique responsable". En choisissant une mise en situation réelle dans divers domaines, ils doivent approfondir le sujet et imaginer des approches argumentées pour ensuite les défendre lors d'un salon. Une dizaine de thématiques sont proposées, de la création d'ateliers pour les collectivités sur le Numérique Responsable, à la défense de solutions pour la résilience des Systèmes d'Information (SI) des groupes industriels, en passant par la présentation d'outils d'automatisation pour l'accessibilité des sites internet, ou encore des approches pour la transformation des pédagogies à l'heure des IA génératives.
Pour ceux qui souhaitent aller plus loin, l'option "Low-tech et innovation frugale" est proposée en dernière année. Durant 3 semaines, les étudiant·e·s y définissent leur futur désirable et élaborent les premières étapes pour le concrétiser. En s'appuyant à nouveau sur des rencontres d'acteurs, des découvertes d'autres approches techniques ou d'organisations collectives, les étudiant·e·s s'ouvrent à de nouvelles perspectives. À la suite de cette formation, certains ont notamment décidé de s'investir dans le mouvement des FabLab, d'autres se plongent dans l'approche des SCOP dans le domaine du numérique.
3 - Faire ensemble et affronter nos biais
La citoyenneté est une aventure collective qui demande donc de savoir échanger, construire avec les autres et défendre de façon assertive ses convictions. Si notre programme pédagogique est conçu pour guider les étudiant·e·s dans le développement de ces compétences, ils ont besoin de modèles ; il est donc nécessaire de nous former aussi, d'embarquer l'ensemble des salarié·e·s et parties prenantes de l'école dans la démarche.
Pour cela, nous avons besoin de nous entraider, de partager et de recevoir des conseils et des idées. C'est pourquoi nous avons notamment rejoint la Communauté Sobriété Numérique de l'association Latitudes. En participant et en animant des webinaires, nous nous sommes enrichis de diverses approches et avons consolidé notre volonté de pousser plus loin ces réflexions.
Nous avons tous nos contraintes et nos contradictions, et c'est par l'échange organisé et respectueux que nous pouvons envisager de dépasser nos biais. Que ce soit lors de séminaires du personnel, en engageant la communauté de l'école dans l'animation des ateliers pour les étudiant·e·s ou au travers de rencontres avec d'autres établissements, nous apprenons à lever les barrières et à construire des solutions pérennes. Dans ce cadre, nous participons notamment depuis plusieurs années au Colloque annuel des Référents du Développement Durable (R2D2) organisé par la Conférence des Grandes Ecoles (CGE), un moment d’émulation toujours stimulant pour enrichir, tous ensemble, nos compétences et découvrir de nouvelles pratiques inspirantes.
4 - Savoir renoncer pour décider ensemble
Finalement, considérant l'état actuel des ressources de notre planète et notre usage du numérique, il nous semble essentiel d'apprendre collectivement à renoncer à certains usages et à certaines approches. Dans cette idée, la mission de l'ESIEA est de former des femmes et des hommes suffisamment experts dans le domaine du numérique et suffisamment conscients de ces impacts sur la société pour savoir dire quand il ne faut pas utiliser de numérique.
Renoncer, quand le numérique n'est pas nécessaire, ça n'est pas renier ses compétences ou un aveu d’échec. C'est, au contraire, une opportunité de replacer son art comme une solution réellement désirable, au service du bien commun, et non comme un simple outil déployé sans discernement.
Mais savoir sur quel sujet renoncer au numérique n'est pas une question d'experts isolés. Faudra-t-il allouer nos ressources au médical, à la communication, à la politique, ou au divertissement ? Les ingénieur·e·s ont un rôle clé pour éclairer les options, mais la décision est un enjeu fondamentalement démocratique, exigeant une pleine participation citoyenne.
La citoyenneté numérique est donc avant tout une question de choix et de responsabilité collective.
[1] https://www.education.gouv.fr/strategie-du-numerique-pour-l-education-2023-2027-344263
Présentation de l’ESIEA
Créé en 1958, l’ESIEA est une école d’ingénieurs et d’experts en informatique installée dans le 5e arrondissement à Paris, à Ivry-sur-Seine, à Laval et à Agen. Association à but non lucratif, l’école est unique en son genre en France car elle est pilotée par ses alumni depuis 1975. Possédant les prestigieux labels de la Commission des titres d’ingénieurs (CTI), du Haut Conseil de l’Evaluation de la Recherche de l’Enseignement Supérieur (Hcéres) et Etablissement Supérieur Privé d’Intérêt Général (EESPIG), l’ESIEA forme aux métiers du numérique dans les domaines des systèmes embarqués, de la cybersécurité, de l’intelligence artificielle, de la réalité virtuelle et du software engineering. Partenaire du Shift project, l’ESIEA est très engagée sur les questions de sobriété et de numérique responsable.