Par Guillaume Carton, Professeur Associé de Stratégie à emlyon business school
De nombreuses initiatives pour la transition socio-écologique
Les initiatives pour une transition socio-écologique se multiplient au sein des Grandes Ecoles françaises. Elles sont portées par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche ; les établissements eux-mêmes ou leurs représentants, comme la Conférence des Grandes Ecoles ; ou encore des parties prenantes internes ou externes de l’enseignement supérieur, à l’instar du Shift Project. Elles se manifestent de différents façons, que ce soit par la définition de socles de connaissances et de compétences pour former à la transition écologique, par des politiques d’intégration des thématiques de développement durable dans les enseignements, par le développement de labels apposés aux institutions d’enseignement supérieur ou par la formation de leurs dirigeants, par l’organisation d’ateliers de sensibilisation destinés aux étudiants aux thématiques de la transition socio-écologique, etc.
Un manque d’ampleur des initiatives proposées
Cependant, face à l’urgence climatique, on peut se demander si ces initiatives sont suffisantes pour réussir la transition socio-écologique de l’enseignement supérieur français. Dans une tribune publiée dans la Revue Française de Gestion, nous avons montré que durant la dernière grande transformation d’ampleur de l’enseignement supérieur, les changements nécessaires avaient requis des transformations bien plus profondes que les différentes initiatives actuellement menées au sein de l’enseignement supérieur français. Il s’agissait de la transformation de l’enseignement supérieur de gestion dans les années 1950 et 1960 aux Etats-Unis puis dans les années 1970 en France en un enseignement s’appuyant sur la discipline des sciences de gestion.
Un détour par la transition académique de la gestion
Comprendre les principaux déterminants de cette transition académique de la gestion offre des pistes de réflexions utiles pour réussir la transition socio-écologique que nous souhaitons aujourd’hui réaliser. Dans les années 1920, à l’émergence des écoles de management, leur enseignement y était déjà questionné car les étudiants qui en sortaient diplômé étaient jugés de niveaux inférieurs aux étudiants d’autres disciplines. L’enseignement y était appliqué et majoritairement effectué par des professionnels. Mais ce n’est pas avant les années 1950 qu'un changement est initié. C’est le contexte de la Guerre Froide qui pousse les Etats-Unis à vouloir assurer une souveraineté de son économie en améliorant les pratiques de gestion des entreprises américaines. Plutôt qu’une institution publique, c’est cependant la fondation Ford, créée par l’industriel Henry Ford et son fils, qui décide de s’emparer du sujet et investit l'équivalent actuel d'un demi-milliard de dollars dans la refonte de l’enseignement supérieur de gestion.
L’intuition de la fondation Ford a été de repenser le modèle des écoles de management en suivant celui de l’école de management de l’université de Carnegie Mellon dont les enseignements sont basés sur le modèle « scientifique », en fondant la discipline de la gestion sur les disciplines de l’économie, de la psychologie et de la sociologie. Les futures sciences de gestion étaient nées.
Comment la fondation Ford a-t-elle dépensé l’équivalent actuel d’un demi-milliard de dollars ? L’action de la fondation Ford a été de diffuser son nouveau modèle de connaissances en réussissant à rapidement l’imposer dans les formations doctorales des enseignants-chercheurs du pays. Pour ce faire, elle a financé des bourses de doctorat, des congés sabbatiques et des postes de professeurs invités dans une sélection d’écoles de commerce chargées de faire rayonner le modèle à travers le pays. Pour faciliter cette diffusion, elle a également financé des centaines de séminaires de recherche à travers le pays. Ensuite, et afin d’assurer la promotion de ce nouveau paradigme, la fondation Ford a publié un rapport qu’elle a envoyé à tous les doyens des écoles de management du pays. À la fin des années 1960, la plupart des écoles de management américaines avaient adopté le modèle. En France, c’est la Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises (Fnege) créée en 1968 qui l’a disséminé dans les années 1970. Pour cela, elle a eu la charge de former les futurs enseignants-chercheurs de l’enseignement supérieur de gestion français au modèle « scientifique » par l’octroi de bourses doctorales dans les universités nord-américaines et dans quelques universités européennes.
Les conséquences de ce modèle sont largement visibles aujourd’hui sein de nos écoles de management : la présence d’un corps de professeurs permanents enseignants-chercheurs, la publication dans des revues académiques institutionnalisée par des classements de revues et au sein des systèmes d’accréditations nationaux et internationaux, un enseignement appuyé sur un corpus de connaissances académiques, etc.
Quelles leçons pour la transition socio-écologique ?
Tandis que la fondation Ford était face à l’urgence de sa souveraineté économique, l’enseignement supérieur est aujourd’hui confronté à l’urgence climatique. Ainsi, les leçons à tirer de la transition académique des années 1950 à 1970 pour la transition socio-écologique actuelle de l’enseignement supérieur français sont les suivantes :
- Tandis que les initiatives actuelles en termes de transition socio-écologique sont majoritairement ciblées vers les étudiants ou les cadres et dirigeants des institutions d’enseignement supérieur, la réforme de long-terme souhaitée par la fondation Ford ciblait les enseignants en repensant leur corpus de connaissances.
- Pour effectuer cette transition socio-écologique, il semble donc nécessaire de repenser les différentes disciplines de l’enseignement supérieur à l’aune des nouvelles contraintes imposées par l’urgence climatique. Concernant les sciences de gestion, il s’agirait par exemple de repenser la discipline au sein d’un autre paradigme que celui de l’économie néo-classique dont les axiomes incitent par exemple les entreprises à l’épuisement des ressources naturelles.
- La fondation Ford a appuyé sa réforme sur le modèle de l’école de management de l’université de Carnegie Mellon. Au sein de la Conférence des Grandes Ecoles françaises, quels seraient les modèles vertueux en termes de transition socio-écologique qui pourraient être sources d’inspiration pour être ensuite déployés à l’ensemble de l’enseignement supérieur?
- Les initiatives développées aujourd’hui ont une portée limitée étant donné le budget qui leur est alloué. L’investissement octroyé d’un demi-milliard de dollars pour réformer l’enseignement supérieur de gestion américain équivaut à la moitié de celui de la plus importante école de management du pays (Harvard Business School). Suivant cette logique, se donner les moyens d’opérer une transition socio-écologique imposerait un investissement d’un ordre de grandeur d’une centaine de millions d’euros, la moitié du plus important budget des Grandes Ecoles françaises (HEC Paris).
- Ce budget avait été octroyé par la fondation Ford, à l’époque en lien étroit avec l’entreprise industrielle éponyme. Cet exemple constitue une mise en garde quant au besoin de l’enseignement supérieur de se saisir par lui-même de la problématique de la transition socio-écologique, sous peine que d’autres acteurs s’en emparent, suivant leurs propres conditions.
Références :
emlyon business school
Fondée en 1872 par la CCI de Lyon, emlyon business school est un établissement privé d'enseignement supérieur reconnu par l'Etat. Elle est l'une des plus anciennes écoles de commerce en Europe. L'Ecole fait partie du 1% des business schools mondiales labellisées par les trois accréditations internationales : AACSB, EQUIS et AMBA. À ce titre, elle justifie sa place en tant qu'école de commerce et de management de rang mondial.