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Dans un monde idéal, la prise de décision, quelque soit le secteur dans lequel elle se situe, est toujours donnée à voir comme adaptée et légitime

Le fait d’avoir à décider sous les auspices de la raison et de la science…
Publié le 29 janvier 2017
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Le fait d’avoir à décider sous les auspices de la raison et de la science est depuis longtemps l’un des fils rouges de la réflexion sur le gouvernement optimal des sociétés.

Dans un monde idéal, la prise de décision, quelque soit le secteur dans lequel elle se situe —entreprise, administration, politique, monde académique…—, est toujours donnée à voir comme adaptée et légitime.

Adaptée en ce qu’elle permet partout et toujours de trouver une solution à un enjeu donné, de renforcer la performance de l’organisation concernée.

Légitime parce qu’elle est comprise et admise comme juste et nécessaire, tant par ceux qui sont chargés de la mettre en oeuvre que par ceux qui doivent en être les bénéficiaires (citoyens, usagers, clients).

Dans la pratique, les décideurs auront tendance à inscrire formellement leurs actions dans un cadre rationnel, à les justifier à la fois par la nécessité et par le caractère objectif des solutions qu’ils préconisent. Il va de soi, pour eux (en tous cas dans leurs discours publics), que la décision ne saurait être dictée par une forme de hasard, de réactivité à l’événement, encore moins d’idéologie. Elle est telle qu’elle est parce que la raison, la technique, la science l’imposent.

Mais on aura compris qu’il s’agit d’un monde idéal….

Si l’on entend par le mot « science » l’ensemble des arguments à prétention objective ou rationnelle que les décideurs avancent pour justifier de leurs actes, alors on peut considérer que la référence à la « scientificité » est plutôt un processus rhétorique et un outil politique.

En effet, on comprend aisément qu’un décideur puisse difficilement expliquer qu’il a pris telle ou telle décision sans y avoir réellement réfléchi ou travaillé, sans savoir sérieusement ce que celle-ci aura pour résultats ou conséquences, ni dans quels délais.

Or, il apparaît —si l’on s’en tient au travail gouvernemental que nous connaissons mieux— que les conditions mêmes du travail concret du décideur le « condamnent » presque à coup sûr à décider de façon non rationnelle, ou plus précisément selon des formes de rationalité politique qui ne correspondent pas nécessairement à l’idée que l’on se fait de la rationalité, et par extension de la science. En effet, des objectifs tels que « calmer » l’opinion, « donner des gages » à un allié politique, « conforter » une majorité rétive, « gagner du temps »… sont très (trop) présents parmi les bonnes raisons de décider de telle ou telle façon et ont très peu à voir avec une approche « scientifique ». Les raisons en sont très diverses et renvoient globalement aux très fortes contraintes inhérentes au « métier » de décideur politique: gestion très difficile de son temps, pression constante exercée par les médias et par les enquêtes d’opinion, temps important consacré à travailler sur autres choses que les sujets « sérieux » (voyager, inaugurer, décorer, présider des réunions courtes et peu informatives…), dépendance vis-à-vis des conseillers eux-mêmes placés sous des pressions diverses, concurrence avec les détenteurs d’autres portefeuilles ministériels, objectifs personnels liés à la poursuite de la « carrière » et à la maximisation de ses positions.

Il est donc plus juste sans doute de dire que, dans l’immense majorité des cas, la décision est parées des atours de la science (ou de l’objectivité et de la rationalité pour être plus précis) quand elle relève souvent du concept favori des spécialistes de politiques publiques: le modèle de la poubelle ou de l’anarchie organisée théorisé en leur temps par Marsh et Olsen.

Ce constat étant posé, on doit constater que la question de la légitimation scientifique ou technique des décisions politiques se pose avec d’autant plus de force dans les pays dits développés que les populations se sont largement éloignées de la croyance dans la notion de progrès, et partant de la confiance qu’ils accordent aux scientifiques, et aux politiques, pour orienter la décision. Des situations aussi différentes que la contestation du tout nucléaire, la remise en cause de la vaccination, les doutes émis vis-à-vis des OGM et plus généralement de la qualité des aliments, le rejet de l’enfouissement des déchets fissiles, le refus du tracé d’une ligne de TGV ou d’un ligne à haute tension participent toutes peu ou prou d’une crise profonde du binome politique/science et technique.

La multiplication de ce qu’il est convenu d’appeler des incertitudes cognitives -que savons exactement des conséquences possibles à moyen et long terme d’une décision prise à l’instant T- d’une part, la multiplication des mobilisations locales contre des décisions dictées a priori par des impératifs de rationalité d’autre part se conjugent pour interroger très fortement les mécanismes de la prise de décision et leur légitimité.

L’installation du principe de précaution dans la Constitution de la France en 2005 illustre bien la difficulté à laquelle sont confrontés les décideurs politiques pour justifier toujours et partout leurs actions au nom de la science, et implicitement de l’amélioration constante des conditions d’existence.

Pierre MATHIOT
Professeur des universités en Science Politique à Sciences Po Lille
Chercheur au CERAPS

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