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Entretien avec André Antibi, Professeur à l’université Paul-Sabatier de Toulouse, où il dirige le laboratoire de didactique

La constante macabre : de quoi s’agit-il ? Imaginez un professeur excellent avec des élèves…
Publié le 3 avril 2012
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La constante macabre : de quoi s’agit-il ?

Imaginez un professeur excellent avec des élèves excellents. Si dans un tel contexte, toutes les notes sont bonnes (elles devraient l’être bien sûr), le professeur est montré du doigt, et est considéré comme un professeur laxiste, voire pas très sérieux. Les parents d’élèves et les élèves eux-mêmes suspecteraient a priori un professeur d’une matière importante dont la moyenne de classe serait souvent de 14 ou 15 sur 20. Ainsi, sous la pression de la société, les enseignants semblent obligés, pour être crédibles, de mettre un certain pourcentage de mauvaises notes, même dans les classes de bon niveau : une constante macabre en quelque sorte. Il y a quelques cas où ce dysfonctionnement existe peu ; par exemple dans les matières considérées, à tort, comme secondaires (musique, arts plastiques, éducation physique et sportive), dans l’enseignement professionnel. Ces exceptions sont encourageantes car elles montrent que la constante macabre n’est pas liée en profondeur à la nature des Français, puisque il suffit de changer de matière pour ne plus la rencontrer.

Les enseignants sont-ils conscients d’un tel dysfonctionnement ?

Non, en général. Moi même, durant les vingt premières années de ma carrière d’enseignant, j’étais convaincu qu’un «bon » sujet d’examen devait donner lieu à une moyenne de 10 sur 20, quelles que soient les conditions de travail et les qualités de l’enseignant et des élèves. Or, avec une moyenne de classe de 10 sur 20, la moitié des élèves environ est en situation d’échec. C’est aberrant, absurde, grotesque quand on en prend conscience, et pourtant cela est vrai. Une tradition ridicule qui se perpétue de génération en génération : il est très difficile de remettre en cause un système dans lequel on baigne.

Cependant, après mes conférences sur ce thème, une énorme majorité d’enseignants (96 %) reconnaît l’existence de ce phénomène, surtout lorsque j’explique comment nous faisons, inconsciemment, pour obtenir une telle constante : difficulté des questions, longueur du sujet, barème… Ce résultat encourageant a été obtenu par une enquête réalisée dans quinze académies auprès de 3 020 enseignants à la fin d’une réunion sur ce thème à laquelle ils étaient tenus d’assister.

Signalons que pratiquement tous les partenaires du système éducatif reconnaissent l’existence de la constante macabre et souhaitent sa disparition : Ministère, syndicat d’inspecteurs d’académie, associations des directeurs diocésains, de parents d’élèves, syndicats de professeurs, de chefs d’établissement, d’étudiants, de lycéens,… (en savoir plus…).

Pourquoi ce phénomène est-il inconscient ?

Je propose trois réponses possibles à cette question :

  • La tradition : l’être humain n’aime pas ne pas faire comme tout le monde ; donc lorsqu’une situation existe, on la reconduit sans se poser de questions, tout bêtement en quelque sorte. Certains aimeraient peut-être y voir des raisons hautement politiques ; je suis convaincu du contraire. Cette conviction est d’ailleurs étayée par l’origine des soutiens au mouvement contre la constante macabre : on y retrouve une très grande diversité de sensibilités, dans l’enseignement public et dans l’enseignement privé.
  • La courbe de Gauss : on pense qu’une répartition de notes est un phénomène naturel, et donc qu’il est normal qu’elle donne lieu à une courbe de Gauss. Or une répartition de notes n’est évidemment pas un phénomène naturel analogue par exemple à une répartition de tailles ou de poids d’individus. D’autre part, même si c’était un phénomène naturel, pourquoi une telle courbe serait-elle centrée à 10 ?…

Une remarque à ce sujet : ce qui est un phénomène naturel, c’est la vitesse d’acquisition d’une notion par un élève. Il n’y a aucune raison pour que tous les élèves comprennent une notion nouvelle à la même vitesse. Mais lors d’une évaluation, si les règles du jeu sont bien définies, la situation est tout à fait différente : deux élèves ayant consacré un temps différent à leurs révisions, peuvent avoir les mêmes résultats si les compétences exigibles sont acquises.

  • Confusion entre phase d’apprentissage et phase d’évaluation (dans cet article le mot « évaluation » signifie « évaluation sommative ») : pendant la phase d’apprentissage, il est normal que certains élèves éprouvent plus de difficulté que d’autres ; par suite, si on ne prend pas garde à différencier cette phase et la phase d’évaluation, on pourrait en déduire que le phénomène de constante macabre est normal. Signalons à ce sujet que la phase d’évaluation représente une très petite partie du temps d’enseignement, 10 % environ. Pendant la phase d’apprentissage, il est souhaitable de proposer aux élèves des activités riches, parfois sources d’obstacles ; sans oublier bien-sûr de motiver les bons élèves.

Quelques conséquences catastrophiques de ce dysfonctionnement :

  • Chaque examen est un concours déguisé. La lutte contre l’échec scolaire restera donc vaine.
  • Échec injuste et artificiel de nombreux élèves qui, faisant partie des moins bons élèves d’une classe, ont une mauvaise note malgré leur travail et la compréhension des notions de base.
  • Perte de confiance dans les rapports entre élèves et enseignants.
  • Perte de confiance en soi des élèves français.
  • Trop nombreux cours particuliers : il ne suffit pas de comprendre pour s’en sortir ; il faut absolument éviter de faire partie du mauvais « tiers » de la classe.
  • Mal-être des élèves français à l’école. À ce sujet, une enquête internationale PISA est particulièrement éloquente : sur 41 pays (250 000 élèves interrogés), la France occupe la dernière place dans le domaine du bien-être à l’école.
  • Baisse inquiétante du nombre d’étudiants dans les filières scientifiques. Plus précisément, la sélection des élèves s’appuie souvent sur leurs résultats en maths et en physique (à une époque, c’est le latin qui jouait ce rôle). Par suite, ces disciplines, pourtant passionnantes, sont considérées comme difficiles et plaisent moins.

Comment les enseignants obtiennent-ils « leur » constante macabre ?

J’ai repéré dix pièges dans lesquels les enseignants tombent inconsciemment pour ne pas échapper à la constante macabre. A titre d’exemples, en voici cinq dont je suis pleinement victime.

  • La question cadeau : il s’agit d’un phénomène bien français : « En France, si un professeur est convaincu que tous les élèves répondront à une question, il ne la pose pas »
  • Des sujets bien équilibrés : lorsque l’on élabore le sujet de contrôle, on commence par des questions faciles (mais pas cadeau…), puis on y met des questions de plus en plus difficiles, et à la fin des questions pour les meilleurs, qu’il ne faut surtout pas oublier. Je dois avouer que lorsque je fais un sujet de ce type, j’éprouve un réel sentiment de satisfaction, sans me rendre compte qu’en réalité je construis « ma courbe de Gauss »…
  • Barème : pour illustrer ce point, je vais d’abord présenter une situation que j’ai souvent connue. Je dois corriger un paquet de copies ; je prends mon courage à deux mains, je fais un barème, et je commence à corriger. Première copie : 19 sur 20, deuxième copie : 18,5, troisième copie : 19,5. Je devrais être satisfait, me dire que les élèves ont bien travaillé, que j’ai bien expliqué. Eh bien NON ! Je n’ai jamais pensé cela. Je me dis que ça ne va pas, et, très naturellement, sans aucune pointe de méchanceté, convaincu du bien-fondé de ma démarche, je réajuste mon barème pour que les notes soient plus « normales », c’est-à-dire (en France) plus basses…
  • Des sujets trop longs : quand on a l’impression que le sujet risque d’être trop facile, on le rallonge. Il s’agit en quelque sorte d’un phénomène de compensation…

Au sujet de la longueur des sujets, on ne peut que déplorer une lacune énorme dans les programmes officiels : il n’y a pas un mot susceptible d’aider les enseignants à élaborer des sujets de longueur convenable. Cela semble surréaliste, mais c’est malheureusement vrai !

  • Faire en sorte que le meilleur élève ne termine pas avant la fin du temps imparti : on ne se rend évidemment pas compte qu’en élaborant un sujet dans cet esprit, on « macabrise » son évaluation, car il ne s’agit plus de tester des compétences clairement définies. Il convient au contraire se dire qu’il est normal que les meilleurs élèves terminent avant la fin de l’épreuve ; Il suffit alors de poser une question difficile hors-barème et non notée pour valoriser comme il se doit ce type d’élèves.

Ce phénomène est-il présent dans d’autres pays ?

Non en général, sauf dans quelques pays qui, traditionnellement, s’inspirent du modèle éducatif français : Afrique francophone, Espagne, quelques pays d’Amérique latine, Belgique.

 Une solution possible : l’évaluation par contrat de confiance (EPCC) :

Principal objectif : permettre concrètement et simplement à l’enseignant de se « libérer » de la constante macabre. Un système d’évaluation destiné à éradiquer ce phénomène a été expérimenté pendant trois ans. Il s’agit du système d’évaluation par contrat de confiance (EPCC). Ce système est très facile à utiliser et ne nécessite aucun moyen supplémentaire(2). Il est déjà mis en pratique par des milliers d’enseignants.

Cette méthode d’évaluation repose sur le principe de base suivant : l’élève doit prendre conscience du fait que les efforts qu’il fournit ne sont pas vains, que le travail est une valeur importante.

Réalisation pratique

  • Programme de révision : une semaine environ avant chaque contrôle de connaissances, l’enseignant donne un programme très détaillé de révisions; plus précisément, il choisit et communique une liste de points (cours, exercices,…) « balayant » toutes les notions fondamentales du programme officiel, déjà traités et corrigés en classe. L’élève est informé que les 4/5 environ de l’épreuve du contrôle porteront sur certains des points de la liste. Précisons qu’il ne s’agit nullement de communiquer le sujet du contrôle à l’avance !

Cette liste, qui peut contenir certains points des programmes précédents, doit être telle qu’un apprentissage par cœur immédiat soit impossible.

  • Séance de questions-réponses : un ou deux jours environ avant l’épreuve, l’enseignant organise une séance de questions-réponses au cours de laquelle les élèves peuvent demander des explications ou des précisions sur certains points mal compris.
  • Élaboration et correction du sujet : le sujet du contrôle doit être de longueur raisonnable ; il est normal que les meilleurs élèves terminent avant la fin du temps imparti. On peut leur proposer des questions difficiles non notées. D’autre part, les règles de rédaction, malheureusement absentes des programmes officiels, doivent être précisées par l’enseignant.

Les résultats

Les expérimentations de ce système font apparaître très clairement les points suivants :

  • La constante macabre est supprimée.
  • Les élèves font leurs révisions en confiance, bien moins stressés.
  • Les moyennes de classe augmentent de 2 à 3 points sur 20 mais cette augmentation n’est pas uniforme : certains élèves découragés jusqu’ici mais travailleurs augmentent leur moyenne de 5 à 6 points.
  • Les notes restent étalées, mais cette fois les élèves qui n’ont pas de bons résultats sont responsabilisés ; ils savent pourquoi : trop de lacunes antérieures, manque de travail…
  • Une très forte majorité d’élèves aime ce système.
  • Point très important : les élèves, mis en confiance, travaillent beaucoup plus. Ainsi, ce système n’est en rien laxiste. Il est destiné à supprimer la constante macabre mais aussi à encourager et récompenser le travail.

Je suis convaincu que le système EPCC serait utile même dans les pays où il n’y a pas de constante macabre. En effet, dans ce cas, il arrive souvent que les bonnes notes soient la conséquence de sujets trop faciles. Avec l’EPCC, les listes de révision contiennent tous les points du programme, et les exercices posés au contrôle peuvent être faciles ou plus délicats.

L’EPCC pour réaliser efficacement une évaluation par compétences

Un système d’évaluation par compétences offre un avantage indiscutable : il permet de mieux repérer les parties du programme acquises par l’élève, et celles qui ne le sont pas encore. Mais très souvent, il est difficile à mettre en place par l’enseignant : classes trop chargées, rédaction imprécise des compétences,…J’ai participé à de nombreuses rencontres avec des professeurs à ce sujet. Il en ressort nettement que les enseignants sont perturbés par cette nouvelle façon d’évaluer les élèves, certains avouant même qu’ils remplissent parfois des grilles de compétences en mettant des croix presque au hasard.

Le système EPCC peut permettre de remédier à cette situation préoccupante. Plus précisément, on peut associer à chaque compétence une liste de points bien précis (définitions, théorèmes, démonstrations, textes littéraires,…). Ces points constitueront alors une liste de contrôle(s) de révision EPCC. Selon la note obtenue à ce(s) contrôle(s), l’élève aura acquis ou non la compétence.

En cas de non acquisition, l’élève pourrait avoir la possibilité, en fin de chaque trimestre par exemple, de bénéficier d’un nouveau contrôle EPCC portant sur la compétence non acquise.

Ce n’est pas l’évaluation par compétences en tant que telle qu’il faut rejeter, mais la présentation qui en est faite actuellement aux enseignants, beaucoup trop éloignée des réalités de terrain. Contrairement à ce que certains pourraient penser, je peux affirmer que les professeurs sont prêts à faire évoluer leur enseignement, mais il faut que les changements soient proposés en concertation, avec eux, dans un vrai climat de confiance.

A ce sujet, l’enquête que j’ai effectuée auprès de 3 020 enseignants de 15 académies est particulièrement significative. Après l’une de mes conférences-débats sur le thème de la constante macabre et de l’EPCC, ils devaient répondre par écrit, de façon anonyme, aux trois questions suivantes

  • la constante macabre existe-t-elle ? (réponses : OUI 96 % – NON 1 % )
  • faut-il la supprimer ? (réponses : OUI 89 % – NON 1 % )
  • êtes vous favorable à l’EPCC ? (réponses : OUI 84 % – NON 1% )

Il convient de bien comprendre que lorsqu’un enseignant reconnaît que la constante macabre existe, il reconnaît qu’il a évalué certains élèves de manière injuste, sans s’en rendre compte, qu’il a fait souffrir des élèves inconsciemment. Il s’agit donc d’une forte remise en cause, qui honore le corps enseignant.

Constante macabre et évaluation par compétences

Est ce qu’une évaluation par compétences permettra de supprimer la constante macabre ? Pour répondre à cette question, il convient de bien différencier la théorie et la pratique.

En théorie, s’il était possible d’affirmer qu’une compétence est acquise ou ne l’est pas, il est clair qu’il n’y aurait plus de constante macabre sous sa forme usuelle ; si tous les élèves d’une classe ont acquis la compétence, il n’y aurait plus d’élèves en échec.

Malheureusement, la réalité est différente. En effet, en dehors de certains cas particuliers, il est impossible de dire sans ambiguïté si une compétence est acquise ; dans ce climat d’imprécision, la constante macabre réapparaît tout naturellement. C’est le cas par exemple dans l’enseignement primaire. Plus précisément, les enseignants sont invités à mettre trois types d’appréciation, « acquis », « non acquis », « en voie d’acquisition ». Inconsciemment, ils se sentent obligés de mettre des élèves dans chacun des trois groupes pour avoir l’impression d’avoir évalué correctement.

A ce sujet, l’anecdote suivante peut avoir un caractère cocasse : trois inspecteurs de l’éducation nationale, convaincus du combat contre la constante macabre, ont avoué au cours d’une de mes conférences qu’ils seraient très choqués s’ils inspectaient un professeur qui ne mettrait aucune appréciation « non acquis » à un contrôle…

D’autre part, il convient de prendre garde au point suivant : une évaluation par compétences trop stricte peut parfois même conduire à une augmentation du phénomène de constante macabre. Plus précisément, lorsqu’il est question d’évaluation par compétences, on s’appuie parfois sur certaines analogies avec le domaine manuel. Par exemple, on ne comprendrait pas que l’on attribue à un élève plombier la compétence « savoir réparer une fuite d’eau », si cet élève n’arrive à ses fins qu’une fois sur deux…En procédant ainsi dans certaines disciplines scolaires, on risquerait d’augmenter le niveau d’exigence. On sait en effet qu’il est possible d’être reçu à un examen de haut niveau sans avoir acquis toutes les compétences associées au programme de cet examen.

Il convient d’insister sur un point : la constante macabre n’est pas un problème de notation, c’est un problème profond de culture de l’évaluation. Pour changer cette culture, les professeurs ont besoin d’être aidés de façon concrète et réaliste ; le système EPCC permet d’atteindre cet objectif. Il n’est en rien incompatible avec une évaluation par compétences, au contraire, comme on l’a vu ci-dessus.

Sources et références :
« La constante macabre ou comment a-t-on découragé des générations d’élèves », André Antibi,(2003), éditions Math’adore, Nathan
« Les notes : la fin du cauchemar, ou comment supprimer la constante macabre », André Antibi, (2007), éditions Math’adore, Nathan
« Actes du colloque du Sénat : « l’évaluation par contrat de confiance », (2008), éditions Nathan
Site du mouvement contre la constante macabre (documents officiels, témoignages, vidéos, …).

 

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