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Intelligence économique et stratégique : ne pas se tromper de formation

Une offre intégrée et systématique de formation à l’intelligence économique (IE) dans les Grandes Ecoles…
Publié le 22 octobre 2013
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Une offre intégrée et systématique de formation à l’intelligence économique (IE) dans les Grandes Ecoles et les formations professionnelles de cadres, apporterait aux apprenants des compétences indispensables pour affronter, en tant que futurs managers, les dynamiques souvent agressives du monde actuel. La prise de conscience de cette nécessaire étape de la formation, requiert toutefois de présenter une vision élargie du concept d’Intelligence Economique, souvent mal appréhendé. En outre, il ne saurait se produire d’appropriation réelle de la part des apprenants, sans la mise en place de séances de travaux d’applications leur permettant d’adopter, en équipes, une posture anticipatrice et d’étudier des situations réelles grâce à des méthodes appropriées, en particulier en matière d’élaboration du renseignement.

Les caractéristiques actuelles de notre monde « mondialisé« , interconnecté tout en restant atomisé, font que les décideurs s’agitent souvent au cœur de réalités qui leur échappent, restant parfois ignorants des risques réels encourus ou des opportunités dont ils pourraient se saisir bien en avance, par rapport à d’éventuels compétiteurs. Du fait d’une méconnaissance volontaire ou non, ils peuvent être confrontés brutalement à des situations critiques, surpris voire déboussolés par des actions hostiles ou malveillantes soutenues pour ne pas dire parfois orchestrées par des Etats ou des acteurs plus ou moins crapuleux ou agressifs voire violents.

Contraints, sur leur territoire, par des règlementations drastiques et par des logiques de coût difficilement compatibles avec les exigences sociales, ils engagent des activités sur des terres étrangères sans se préoccuper réellement du bien-être des populations locales, accroissant, dans le même temps, leur risque d’image. En quête de matières premières ou briguant de nouveaux marchés, ils sont conduits à opérer dans des zones hostiles où le manque de préparation peut multiplier les risques de sinistres. Les marchands (Etats inclus) du 21 siècle, régulièrement contrecarrés par des ONG ou d’autres acteurs de la société civile, s’affrontent alors dans des rapports de force amis/ennemis/coopétiteurs/ en faisant parfois courir des dangers considérables à leurs représentants. Des opérationnels, impuissants car non préparés, risquent à tout moment d’être kidnappés, rackettés, rançonnés, pris en otage, manipulés, assassinés, emprisonnés, contaminés, diffamés, etc. Et, tandis que de multiples formes de fraude, de corruption, d’entrisme, d’espionnage infiltrent le cœur des affaires et que le « sabotage » des environnements naturels s’universalise, beaucoup se voilent la face n’ayant pour objectif que la rentabilité espérée de leurs opérations à court-terme. Le sacro-saint principe du « time is money » encourage des managers fébriles à décider en s’exonérant du temps de la réflexion, à prendre des mesures au gré des aléas et des tendances du moment, ou en accordant une confiance aveugle aux modèles statistiques bien maîtrisés par des générations de managers et d’ingénieurs.

Dans ce climat, la France devrait compter sur ses nombreux atouts et un fort potentiel d’expertises diverses, mais la culture des affaires y est imprégnée de cloisonnements, de nombrilismes, d’idées d’infaillibilité, de naïvetés récurrentes qui sont autant d’obstacles à une prise de risque éclairée, à la conception et à la mise en œuvre de stratégies offensives.

Il faut dire que l’intelligence économique, telle que redéfinie en 2004 par Alain Juillet ancien Haut fonctionnaire chargé d’intelligence économique, n’est pas systématiquement inscrite dans les mœurs, ce qui crée une asymétrie dans les champs de force de l’hyper-compétition mondiale. Des personnalités comme Edith Cresson avaient pourtant déjà tenté, antérieurement au rapport Martre publié en 1994, de convaincre que l’information était un facteur de compétitivité et de développement. Où en est-on aujourd’hui, malgré les efforts soutenus d’ardents supporters de la démarche et malgré une pléthore de formations dans le supérieur ? Les anglo-saxons auraient-ils eu tort de dire, en se moquant de nos pratiques, « You think and we do ?

En fait, peu de managers, ainsi que de décideurs de la sphère publique, sont à l’aise dans la maîtrise stratégique concertée de l’information. Ils assimilent difficilement qu’elle représente des atouts quand les finalités et les objectifs répondent à des ambitions de compétitivité, de sûreté économique ou d’influence. Cela ne prépare guère à anticiper les « stratégies étrangères », au sens général de « non habituelles » et pas seulement rattachées à un territoire. Certains pays ont en effet bien compris les enjeux et la portée de l’intelligence économique. Ils veillent à en perpétuer, à leur avantage, les principes et les pratiques parfois séculaires. Sans compter qu’un nouveau terrain, celui du cyberespace, laisse le champ libre à des stratégies particulièrement offensives.

Face à ce constat, il ne serait guère pertinent d’enfermer les générations futures ou les cadres actuels dans une psychose de la précaution ou de les encourager à se livrer perpétuellement à une quête quantitative de la performance, tout en ignorant la face cachée des affaires. Il ne serait pas plus judicieux non plus de les induire en erreur en cautionnant une pratique irraisonnée car irréfléchie des technologies de l’information et de la communication. N’est-il pas de la responsabilité des Grandes Ecoles et des Universités, d’engager une réflexion globale sur les enjeux géostratégiques et sociétaux de l’information tout en attisant, auprès de jeunes cerveaux agiles, l’envie de questionner, d’écouter, de découvrir, de créer et d’agir, en insistant sur l’esprit du « Just In Intelligence ». Intégrer cette logique en fonction de laquelle « Le bon renseignement doit parvenir au bon moment pour qui en a l’utilité » revient à investir pour l’avenir. Certes, cette incitation se prête bien à l’énonciation mais elle est plus difficile à concrétiser malgré les facilités technologiques offertes par la société de l’information, et inversement osons le dire, du fait de ses leurres. Maîtriser le processus d’élaboration du renseignement final, utile à la décision, relève d’exigences permanentes qu’il est indispensable d’ancrer dans une culture élargie de l’intelligence économique. Celle-ci, faut-il le rappeler, n’est guère réductible à la veille, au management des connaissances, à la sécurité informatique ou à l’espionnage. Transdisciplinaire et anticipatrice par essence, elle se doit d’élargir le champ de vision et d’ouvrir des perspectives sur des contextes chaque fois singuliers, où la connaissance des acteurs et de leurs modes opératoires se révèle essentielle. Grille de lecture à partir de sources ouvertes, elle s’érige aussi en politique publique ou d’entreprise avec pour ambition de sortir les organisations et les Hommes d’un vide stratégique et de les transporter au cœur d’une aventure où le développement demeure le principal enjeu.

BEM (aujourd’hui Kedge Business School) a, depuis de nombreuses années, fait le choix de sensibiliser à l’IE ses étudiants les plus motivés à travers une approche intégrée, leur apportant par là même une compétence professionnelle « stratégique », en particulier dans les programmes Master ESC et Mastère spécialisé IMR (Gestion globale des risques). Une journée de conférences (Rencontres Intelligence économique et Sécurité globale »), organisée en partenariat avec le Centre française de recherche sur le renseignement Cf2r, complète l’enseignement. Cette initiative de longue date devrait être généralisée afin que tout futur manager issu des Grandes Ecoles comprenne la réelle dimension de l’intelligence économique, et soit à l’avenir en mesure de la « personnaliser », cela évidemment en adéquation avec les missions qui lui incomberont .

Fidèle à une vision élargie de l’IE, l’enseignement vise, au-delà de la compréhension globale et contextualisée du concept, l’appropriation d’une douzaine de principes, étroitement interdépendants. Se préparer à comprendre les singularités des situations émergentes afin d’anticiper et de mettre en action des stratégies adéquates demeure une constante, de même qu’agir en toute intelligence de manière concertée. Encore faut-il assimiler la nécessité de mettre en œuvre certaines volontés : volontés d’anticiper, de stimuler, d’accorder ou d’obtenir des ressources financières et humaines, d’impulser une culture d’intelligence économique et de contre-intelligence ou de s’y inscrire, de susciter la collaboration à travers les échanges d’informations et d’expertises à bon escient. Notons que la connaissance des acteurs de la sphère « intelligence économique », à savoir les services publics – y compris ceux du renseignement – ainsi que des prestataires privés dignes de confiance, facilite des actions conjointes permettant d’influer positivement sur la scène économique. Il n’est pas non plus inutile d’apporter un éclairage sur le marché de l’information, sur les stratégies des « infocapitalistes » ainsi que sur la diversité de l’offre, qu’elle soit structurée ou pas. Les médias sociaux ouvrent largement l’exploration. Cette culture de la sphère informationnelle va de pair avec une certaine humilité, celle qui fait dire « je ne sais pas, je veux savoir », celle qui permet d’écouter, celle qui incite à un questionnement permanent, fondement de tout processus de construction du renseignement. Ce terme polysémique, souvent défini à la fois comme produit, processus ou service, devrait, au lieu d’effrayer, susciter une réflexion approfondie au sein des entreprises et des cercles académiques. La lecture des « Intelligences Studies » menées par les anglo-saxons depuis une cinquantaine d’années est en mesure, par exemple, de susciter des interrogations pertinentes sur les difficultés de l’analyse, les freins à la circulation de l’information – toutes questions récurrentes.

Certes, on peut voir dans ces objectifs une incitation à sortir du cadre traditionnellement défini, mais développer l’impertinence, cultiver l’audace, l’imagination, rompre avec les habitudes pour gagner en maturité par rapport aux pratiques étrangères et garder sa liberté d’information, de décision et d’action sont quelques-uns des réflexes que devraient développer les nouvelles générations de managers pour mieux affronter nombre de compétiteurs étrangers quant à eux beaucoup plus à l’aise dans l’art de s’informer, d’informer, mais aussi de désinformer pour déstabiliser. Mais ne faudrait-il pas plutôt parler d’intelligence globale, d’intelligence stratégique et de « Grande stratégie », tout en cherchant à adapter ces concepts relevant de la pensée militaire et diplomatique aux impératifs de la vie des affaires et à la culture d’entreprise ? Ne perçoit-on pas dans ces diverses réflexions, de multiples pistes de recherche passionnantes à explorer sur le plan académique, que ce soit par les enseignants-chercheurs ou par les étudiants ainsi plongés dans le concret du monde actuel des affaires ?

 Claude Delesse
Professeur chercheur à Kedge Business School
9 septembre 2013

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