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Les géopoliticiens de l’air, par Serge Gadal, chercheur en stratégie, ancien directeur de séminaire de géopolitique à l’École de Guerre

Au début du XXe siècle, les premiers géopoliticiens ont raisonné traditionnellement en deux dimensions à…
Publié le 3 juin 2012
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Au début du XXe siècle, les premiers géopoliticiens ont raisonné traditionnellement en deux dimensions à partir de la confrontation cartographique de grandes masses géographiques. Parallèlement, l’apparition de l’arme aérienne permit, par l’utilisation militaire de la troisième dimension, de s’affranchir des frontières et de frapper au cœur même du territoire adverse en faisant fi des contraintes de la géographie. Peut-on dès lors considérer que la géopolitique classique serait remise en cause par le fait aérien au point d’en devenir caduque ? Peu de gens se sont risqués sur cette voie. Au contraire plusieurs théoriciens ont intégré ce fait aérien dans une réflexion de nature géopolitique ou géostratégique.

Dès 1909, dans L’aviation militaire, Clément Ader met l’accent sur l’importance des courants aériens. La morphologie du terrain détermine selon lui l’existence de « voies aériennes ». Pour Ader, la plus importante de ces voies était la Cordillère des Andes, dont il ne doutait pas que le contrôle en serait âprement disputé, car, écrivait-il, « celui qui en sera le maître : le Nord ou le Sud, sera aussi le maître de toutes les Amériques ».

En 1925, William Mitchell dans Winged Defense reprend cette idée de voies aériennes. A la différence d’Ader cependant, les airways de Mitchell ne dépendent pas de courants atmosphériques, que les appareils des années 1920 pouvaient négliger sans trop de risques, mais d’infrastructures construites par l’homme pour faciliter la navigation aérienne (aérodromes et terrains de secours, stations météorologiques, etc.). Considérant l’océan Pacifique comme le Heartland de Mackinder, Mitchell estime que la domination du monde reviendra à qui s’emparera des points stratégiques permettant de contrôler le Pacifique. « Qui contrôle l’Alaska contrôlera l’univers », avançait-il. En 1924, retournant d’un voyage d’études au Japon, Mitchell adjure ses contemporains de ne pas sous-estimer la puissance aérienne japonaise. Critiquant la faiblesse des défenses aériennes d’Hawaii, il prophétise que les Japonais attaqueront Pearl Harbour « par un beau dimanche matin »…

Dès les années 1940, dans une tendance qui préfigure déjà la guerre froide, un certain nombre d’auteurs mettent en avant le rôle géopolitique prédominant du pôle Nord. Le géographe américain George T. Renner propose à cet égard, dès 1942, dans Human Geography in the Air Age de substituer des projections polaires à la traditionnelle projection de Mercator centrée sur l’équateur. Cette approche nouvelle lui permet de mettre en place une nouvelle géographie des distances de nature à rendre caduque la doctrine de Monroe : « Washington est à peu près aussi éloignée de Moscou que de Rio de Janeiro et beaucoup plus proche de Moscou que de BuenosAires », écrivait-il. De même, reprenant peut-être l’idée des airways de Mitchell, il évoque le développement de couloirs aériens entre les continents.

Hans W. Weigert et Vilhyalmur Stefansson, dans Compass of the World, paru en 1944, insistent également sur l’importance nouvelle de l’Arctique devenue le plus court chemin entre les États-Unis et l’Union soviétique.

Enfin, en 1950, dans Air Power: Key to Survival, Alexandre de Seversky relève l’influence déterminante du facteur aérien dans le schéma géopolitique classique du conflit entre la terre et la mer. Sa doctrine, appuyée sur l’utilisation des cartes azimutales équidistantes centrées sur le pôle Nord, fait de la région arctique la zone de l’affrontement décisif entre les deux super-puissances qu’il appelait ainsi la « zone de décision ».

Cette approche originale n’aura pas de suite dans les décennies suivantes et restera donc malheureusement isolée. Depuis quelques années toutefois, quelques tendances nouvelles semblent se dessiner. L’analyste américain Ralph Peters remet ainsi en cause les fondements de la géopolitique classique en constatant, en 1997, dans un article paru dans Parameters que « le monde devient un réseau de villes avec des arrière-pays marginalisés », de sorte que « de plus en plus les villes transcendent le cadre étatique ». Certains en ont déduit une « géopolitique de la verticalité », qui reste cependant encore à construire. Sur autre plan, Everett Carl Dolman, professeur à l’Air University, met en avant la dimension spatiale dans un livre publié en 2001 Astropolitik: Classical Geopolitics in the Space Age. Paraphrasant Mackinder, Dolman donne ainsi la formule de cette « géopolitique spatiale »: « Qui contrôle les orbites basses contrôle l’espace proche autour de la Terre. Qui contrôle cet espace proche domine la Terre. Qui domine la Terre détermine le futur de l’humanité ». La géopolitique a encore de beaux jours devant elle !

Serge Gadal
Chercheur en Stratégie – Docteur en Histoire
Ancien directeur de séminaire de géopolitique à l’École de Guerre

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