Accueil 5 Recherche & Transferts 5 L’homme “augmenté” : une affaire de normes, un questionnement éthique

L’homme “augmenté” : une affaire de normes, un questionnement éthique

Humaniste militant, Julian Huxley était convaincu, comme de nombreux biologistes du début du XXe siècle,…
Publié le 29 mai 2015
Partager l'article avec votre réseau

Humaniste militant, Julian Huxley était convaincu, comme de nombreux biologistes du début du XXe siècle, que l’eugénisme était un moyen acceptable d’améliorer la population humaine. Il croyait à l’utilisation de la science et de la technologie pour que l’homme puisse dépasser ses propres limites, lorsqu’il emprunta à Pierre Teilhard de Chardin le terme “trans-humanisme”. François Jabob écrivait, en 1981 : « Par une singulière équivoque, on cherche à confondre deux notions pourtant bien distinctes : l’identité et l’égalité (…). L’égalité n’est pas un concept biologique. (…) Comme si l’égalité n’avait pas été inventée précisément parce que les êtres humains ne sont pas identiques ». C’est pourtant sur la prétendue « inégalité biologique » évoquée par Huxley, que la technoscience a développé, depuis Francis Bacon au XVIIe siècle, un ensemble de promesses, très récurrentes, mais rarement mises en débat afin de considérer en quoi et comment elles affectent globalement notre futur, à court ET à long terme. On est ainsi aujourd’hui dans « le monde selon Monsanto », dans la séquence de l’ADN à la portée de tous (ou presque…), et dans « la mort de la mort », dans une société où « nous sommes tous de jeunes barbares que nos jouets neufs émerveillent encore », ainsi que l’écrivait Antoine de Saint-Exupéry dans Terre des hommes, en 1939.

Tels Dédale, nous sommes toujours à l’affût de solutions techniques tant pour résoudre les problèmes qu’ont créées nos techniques précédentes, que pour répondre à nos angoisses d’imperfection (la « honte prométhéenne » de Günther Anders), à nos limites biologiques insupportables. Mais, à la suite de Norbert Wiener, nous pouvons nous demander si nous ne devenons pas « esclaves de nos progrès techniques », si nous ne sacrifions pas sur l’autel de notre « savoir-faire » (know how) la recherche du sens de ce que nous faisons (know what). Nous sommes là au cœur du questionnement éthique dont le CCNE disait, en 2008, qu’il ne se limitait pas à des questions techniques ou scientifiques, et qu’il imposait que « toutes les applications de la recherche scientifique ne doivent pas être nécessairement et systématiquement autorisées ».

L’émergence de règles de responsabilité, de gouvernance, ou de gestion des risques, et la prise de décision en situation d’incertitude scientifique sont nécessaires pour la compréhension et l’appropriation de savoirs de plus en plus complexes. Mais elles n’épuisent pas les questionnements éthiques. De fait, les progrès technoscientifiques sont souvent perçus comme de potentiels problèmes avant d’être compris comme des progrès pour l’humain. La soi disant augmentation de l’humain, par exemple, doit être questionnée à l’aune d’une société individualiste (égoïste) où les valeurs principales sont la concurrence et une hiérarchie fondée sur des considérations matérielles, l’argent en particulier. Le généticien Albert Jacquard affirmait que « le moteur de notre société occidentale est la compétition, et c’est un moteur suicidaire ». Partant, il devient indispensable de questionner les normes sur lesquelles certains se vantent de pouvoir « améliorer » l’espèce humaine, quelle est leur origine, qui les établit, et de s’interroger sur la légitimité de placer la performance maximale de l’individu au rang de valeur suprême, de norme de fonctionnement sociétal. Dans un monde idéal, les normes devraient naître d’un consensus social. Dans le monde réel, elles se développent plutôt au travers de déséquilibres et de conflits de pouvoir, sur la base du système de valeurs qui détermine ainsi ce qui est normal/permis et ce qui est anormal/interdit. L’évolution des normes semble repousser toujours plus les limites de l’inacceptable. Dans quel sens et dans quelle mesure? Ces questions génèrent de l’anxiété, et donc des conflits … Conflits éthiques, bien sûr.

Aujourd’hui, certaines valeurs scientifiques, techniques, souvent marchandes, veulent s’imposer à nous comme des évidences, mais nous enferment dans des carcans réflexifs. Certains, comme Hans Jonas, nous rappellent à la prudence devant une dérive utopique de la technique et à notre responsabilité vis-à-vis de la nature, humaine en particulier. L’éternité ne nous appartient pas, et nous préférons nous satisfaire d’un présent immédiat où l’irréparable n’est plus, au mieux, qu’une composante de la réflexion, voire une variable d’ajustement. L’humain lui-même devient relatif puisqu’on envisage sans frémir de le modifier.
La tentation est grande de céder à la peur, aux peurs de ce « meilleur des mondes » qu’on nous prépare. Mais la peur est une ligne de défense bien fragile, que la honte nous empêche d’affirmer devant ce que les « technoprogressistes » voudraient nous imposer au nom d’un prétendu progrès autoproclamé. L’alternative est de pousser la réflexion sur les causes et les motivations génératrices de dérives, de révéler leur dimension éthique et leur charge sociale et humaine, afin de donner à la société le choix (démocratique) des valeurs auxquelles elle souhaiterait se référer si on lui en donnait l’occasion.

Patrick GAUDRAY
Directeur de recherche au CNRS
Membre du Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE)



Notes
• Alexandre L. (2011). La mort de la mort, Editions JC Lattès.
• Huxley J. (1957). “Transhumanism”, in New Bottles for New Wine, London: Chatto & Windus, pp. 13-17.
• Jacob F. (1981). Le jeu des possibles, LGF – Livre de Poche (1986), ISBN-10: 2253039071.
• Radman M. (2011). Au-delà de nos limites biologiques, Plon, ISBN : 978-2-259-21513-8.
• Robin, M. (2008), Le monde selon Monsanto. De la dioxine aux OGM, une multinationale qui vous veut du bien, La Découverte – Arte Editions, Paris.
• Wiener N. (1954). The human use of Human beings. Cybernetics and society, Houghton Mifflin Harcourt publishing company.

 

A propos de Patrick Gaudray

Généticien, ayant réalisé son doctorat en virologie moléculaire à l’Université de Nice, Patrick Gaudray est ensuite parti au Salk Institute à San Diego (Californie) afin d’étudier les altérations génétiques caractéristiques des tumeurs. Revenu en France, il s’est spécialisé en génétique oncologique et en cartographie génomique. Il est aujourd’hui directeur de recherche au CNRS. Il s’est également investi dans de nombreuses réflexions éthiques autour des relations entre sciences et société, particulièrement dans le domaine des sciences de la vie et de la santé, au sein d’institutions telles que le Comité Consultatif National d’éthique (CCNE), le Haut Conseil des Biotechnologies et le Comité éthique et cancer.

A propos du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé

Le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), créé en 1983, est une assemblée de 40 personnalités d’horizon professionnels (pluridisciplinarité) et culturels divers, dont la loi a défini la mission qui est de donner des avis sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé. En 32 années d’existence, il a rendu publics 123 avis sur des sujets très variés. Dans l’objectif affiché de faire participer les citoyens à la réflexion éthique et leur permettre de comprendre les enjeux que soulèvent certaines avancées scientifiques dans le domaine des sciences de la vie et de la santé, le CCNE stimule sans cesse la réflexion sur la bioéthique, sans jamais la confisquer, et contribue à alimenter des débats contradictoires au sein de la société. Les avis du CCNE peuvent être obtenus, au format pdf, à l’adresse suivante : http://www.ccne-ethique.fr/fr/type_publication/avis

Partager l'article avec votre réseau
Loading...