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Principe de précaution et activités scientifiques, par Christian Brodhag, directeur de recherche à l’Ecole des Mines de Saint-Etienne

Les débats autour du principe de précaution prennent toujours un ton passionné. Ils incarnent un…
Publié le 22 janvier 2013
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Les débats autour du principe de précaution prennent toujours un ton passionné. Ils incarnent un clivage profond entre la société profane et la science. Ce qui avait atteint un paroxysme lors de son introduction dans la Constitution par la Charte de l’environnement, resurgit régulièrement, comme récemment sur les OGM. Mon propos est ici de resituer le rôle des scientifiques dans un dispositif complexe où ils ne jouent qu’un rôle trop souvent minoré. Le principe de précaution est un des éléments d’une mise en cause plus générale de l’autorité scientifique, ce qui explique la difficulté pour la communauté scientifique de s’en emparer.

On peut considérer que les communautés et les sociétés sont soumises à des règles et des connaissances qui proviennent de différents types d’autorités : tradition, politique, institutions, normalisation, science et médias. Il y a une compétition de légitimité entre ces autorités, ce qui affaiblit dans la société la place des connaissances scientifiques établies. Les médias, par exemple, motivés par l’affluence et l’audimat, vont mettre en scène des controverses scientifiques ou organiser des polémiques dans lesquelles les faits scientifiques établis n’ont que peu de poids. Secondement, il y a un mouvement fort de revendication des sociétés de ne plus subir ces autorités. La revendication « citoyenne profane » en face des scientifiques relève de ce mouvement général de défiance. Les conséquences négatives de certaines applications technologiques de la science, nourrissent aussi une suspicion généralisée contre la science.

Le principe de précaution exacerbe cette situation. Appliquer le principe de précaution nécessite en effet de se situer sur deux échelles, qui appartiennent à deux autorités différentes.

La première, celle de la connaissance, relève du monde scientifique. Elle permet de passer progressivement de l’inconnu, celui de spéculations scientifiques non vérifiées, vers un mal connu où la science et le raisonnement scientifique ne peuvent écarter la possibilité d’un risque, et enfin la connaissance scientifique établie qui cerne le risque permettant une analyse coût/avantage. La seconde échelle relève du champ politique et qualifie l’importance des risques acceptables (graves ou irréversibles) pour la société et l’environnement. Dans la zone du mal connu se pose la question de la précaution et ensuite quand la connaissance est suffisamment établie celle de la prévention.

C’est cette intervention conjointe du politique et du scientifique qui rend la question d’autant plus difficile qu’elle est arbitrée par les médias qui remettent en cause à la fois les autorités politiques et scientifiques.

Les politiques de précaution et de prévention nécessitent une adhésion de la société, l’organisation rigoureuse du débat public sur les risques associé à une expertise scientifique collective compétente, pluraliste, transparente et indépendante vis-à-vis des intérêts à arbitrer.

Le risque zéro n’existe pas, et pourtant nos sociétés se plaisent à entretenir l’illusion qu’il serait possible d’éradiquer les risques. Mais il y a un piège à embrasser sous le même terme de risque des réalités qui sont de natures très différentes :

  • Les risques que prend l’entrepreneur de réussir ou non : cette prise de risque est au cœur de l’innovation
  • Les risques que l’on fait prendre aux autres : certaines innovations qui induisent à terme des effets négatifs, verront leur diffusion finalement bloquée. L’identification précoce de ces risques, la prise en compte des futurs usagers, l’innovation ouverte et coopérative, permettent une meilleure innovation et garanti son succès en éliminant les risques financiers de s’engager dans des impasses
  • Enfin les risques collectifs graves et irréversibles qui sont d’une autre nature. Eviter les risques collectifs est un puissant moteur d’innovation pour trouver les solutions d’évitement, mais c’est aussi une condition du succès, de l’acceptabilité sociale de l’innovation.

Dans cette logique le principe de précaution peut être un moteur d’innovation, comme en son temps Michael Porter a montré que les réglementations environnementales pouvaient être des moteurs d’innovation. S’agissant d’inventions et d’innovations techniques, cette affirmation doit conduire à accueillir avec davantage de prudence certains types d’applications au regard des risques qu’ils peuvent présenter, tout en renforçant considérablement le besoin dans d’autres domaines de recherche et de développement technologique. C’est l’objectif de l’économie verte sur laquelle certains pays investissent massivement en vue d’acquérir un avantage stratégique et compétitif. C’est dans cette logique aussi que l’article 9 de la charte de l’environnement établit que « la recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et la mise en valeur de l’environnement. »

Les considérations sur les risques sont très sociales, conduisant à distinguer l’individu et son expérience immédiate et les risques collectifs souvent représentés par la statistique. La prise de risque individuelle peut contribuer à diminuer des risques collectifs, comme les vaccins. Un médicament peut avoir des effets indésirables marginaux, pour quelques individus, mais des bénéfices pour un grand nombre. Par ailleurs, un risque subi est moins accepté qu’un risque issu d’un comportement individuel (tabagisme).

Sur le champ de la connaissance, la question est souvent le déséquilibre entre science agissante et science éclairante. La science agissante est celle qui permet les applications techniques, la science éclairante est celle qui vise la compréhension et la connaissance. Cette distinction va plus loin que celle qui sépare science fondamentale et appliquée.

On ne voit aucune limite à la légitimité de la science éclairante, sauf peut-être la limite budgétaire. De nombreuses connaissances essentielles pour éclairer les décisions publiques sont en effet délaissées dans les budgets publics au profit d’autres qui apparaissent plus opératoires : l’écologie, l’épidémiologie…. sont sous-développées en comparaison avec la physique nucléaire ou la génétique par exemple.

Mais la rédaction du principe de précaution dans de la Charte de l’Environnement a perdu un élément essentiel que Dominique Bourg et moi-même proposions : celui de lier la mise en œuvre du principe de précaution avec la mise en place d’un programme de recherches. Le texte final, la proposition du Conseil d’Etat amendée par l’Assemblée nationale, évoque une expertise des risques préalable à l’application du principe de précaution, évacuant de facto la question de la connaissance scientifique.

La mise en place d’une échelle graduée de risque couplée à une échelle de certitude scientifique permettrait d’identifier pour chacun des niveaux quel type d’activité scientifique à mener : veille, programme de recherche, observation des signes précurseurs… Elle permettrait d’en assurer une lisibilité pour le citoyen.

Enfin il convient de bâtir des protocoles de recherche aptes à dissiper ou, le plus souvent, réduire seulement l’ignorance scientifique. Il est intéressant de considérer que les critiques envers le protocole adopté dans l’étude du professeur Gilles-Eric Séralini sur la toxicité d’un maïs OGM, n’ont pas été jusqu’à définir un protocole auxquels les parties feraient confiance et qui permette de lever les incertitudes scientifiques. Appliquer le principe de précaution devrait conduire les pouvoirs publics à faire élaborer des protocoles scientifiques, à les faire exécuter par des équipes diversifiées et en tirer les conclusions. Selon les résultats ils pourraient soit reconduire les mesures de précaution, soit les lever, soit passer à une approche de prévention en considérant que l’estimation des risques est établie sur des bases solides.

C’est plus et mieux de science qui est nécessaire. On pourrait en appeler à une responsabilité sociétale des organisations de recherche. Les principes de responsabilité sociétale qui s’imposent à un nombre croissant d’organisations (par exemple à travers l’ISO 26000) pourraient être mobilisés par la communauté scientifique : redevabilité (accountability), transparence, prise en compte des parties prenantes, conformité aux normes internationales de comportement par exemple… Une science sociétalement responsable saurait ainsi retrouver la confiance de la société.

Christian Brodhag

Christian Brodhag est directeur de recherche à l’Ecole des Mines de Saint-Etienne. Il a été membre de la Commission Coppens sur la Charte de l’Environnement qui a introduit le principe de précaution dans la Constitution.

 

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