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Handicap et architecture : expériences pédagogiques à l’Ecole Spéciale d’Architecture (ESA) par Marie-Hélène Fabre, Directrice des études à l’ESA

L’exercice de l’architecte praticien a bien souvent quelque chose de paradoxal : à moins d’être…
Publié le 24 septembre 2014
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L’exercice de l’architecte praticien a bien souvent quelque chose de paradoxal : à moins d’être en lien direct avec la maître d’ouvrage, il doit concevoir un projet sans connaître les futurs occupants et usagers et respecter sa mission première d’offrir un cadre de vie (professionnelle, privée, institutionnelle…) de qualité et respectueux de l’autre.
Cette difficile tâche se réalise dans un contexte normatif souvent lourd, sensé assurer notamment le respect de contraintes propres à certains usages ou dimensions.

La formation en architecture doit donc relever un double défi : apprendre aux étudiants à construire une pensée libre, créative et innovante d’une part et, d’autre part, les sensibiliser et les préparer à des réalités professionnelles contraignantes.

D’un point de vue réglementaire, l’enseignement de l’architecture doit répondre à des exigences législatives liées à la prise en compte, par exemple, du handicap. Toutefois, ce n’est pas pour autant que les écoles doivent développer des enseignements spécifiques à chaque obligation : elles n’en auraient pas nécessairement les moyens (structurels, financiers, humains) et sa pédagogie se verrait morcelée et fragilisée dans sa cohérence.
Dans ce contexte, l’Ecole Spéciale d’Architecture fait le choix de pousser la capacité de ses étudiants à réfléchir au-delà des cadres, à développer une pensée ouverte sur le monde, expérimentale et innovante, une pensée des possibles.

Témoins de cet engagement et de cette stratégie, des projets de diplômes portant sur des problématiques très spécifiques. C’est le cas par exemple du diplôme de Thomas Carpentier, lauréat du Prix du Meilleur diplôme 2011, intitulé Inter-dit et dont le travail engage une réflexion sur une architecture prenant en compte un corps/des corps non standards, c’est-à-dire hors des normes et catégorisations. (plus d’informations sur le site de l’ESA.

Certains enseignants tentent également dans le cadre de leur cours des expérimentations pédagogiques, voire partent du postulat de l’a-normalité pour pousser les étudiants à changer de perspective.
A l’automne 2013, Catherine Zaharia a par exemple fait travailler ses étudiants de semestre 5 (niveau licence) avec des personnes aveugles et mal-voyantes pour les faire réfléchir autrement sur la ville dans son cours « Hsitoire des sciences humaines et sociales ». Autre exemple, au printemps 2014, avec le séminaire de Maria Martinez Gragera « Corps et technologie », pour lequel les étudiants ont dû partir d’une situation de handicap concrète pour s’interroger différemment sur la conception architecturale.

1On peut noter entre autres les risques sismiques, les risques majeurs, la transition écologique, la sécurité incendie, etc.
Les articles ci-dessous développent en détail ces deux expériences.

Le handicap comme moteur de réflexion-conception pour les futurs architectes, Maria Martinez Gragera

Les cours « Corps et technologie » est un séminaire semestriel de master à l’Ecole Spéciale d’Architecture. Son but est d’introduire les étudiants à la condition technologique contemporaine dans sa relation au corps et d’y développer une capacité à prendre position de façon critique et constructive. Le handicap avait naturellement sa place dans les contenus du cours : une partie des technologies s’est développée pour venir en aide aux personnes ayant un handicap; afin de discuter de la perception de l’espace en début de semestre nous faisons des parcours les yeux bandés; comprendre ce qu’est un schéma corporel renvoie à la notion de membre fantôme… La question était déjà là, mais pendant l’année scolaire 2013/2014, elle a trouvé une place d’honneur.

Chaque semestre, un thème est donné aux enseignants pour s’y référer en toute liberté dans leur enseignement. À l’automne 2013 ce fut « la marche », c’est là que j’ai saisi l’opportunité de proposer aux étudiants d’accompagner leur travail théorique d’une réflexion personnelle sur la « non marche ». L’objet de l’exercice était l’aménagement d’un appartement (le même pour tous) pour une personne semblable à soi, mais amputée des deux jambes au niveau du genou. Il ne s’agissait pas de concevoir le projet, mais de poser les éléments de recherche et de réflexion qui le permettraient.
Pour préparer leur texte final, les étudiants devaient analyser leur propre corps dans la vie quotidienne ainsi que, par remémoration, celui de leur enfance : gestes, rapport aux autres, relation avec des objets technologiques et avec l’espace environnant. Ils pouvaient imaginer des dispositifs technologiques liés au corps ou à l’espace, sans limite économique, tant que la technologie évoquée existait, même comme prototype. L’exercice cherchait à ouvrir la réflexion au delà de ce qui est posé par la règlementation que les architectes doivent respecter dans leurs projets.
Il s’agissait de dépasser le corps dans la réalité des mouvements nécessaires et possibles en cherchant à reconnaître ceux plaisants ou ludiques. Ce premier essai s’est révélé très positif, certains étudiants ont montré une motivation et une sensibilité remarquables. Ils ont engagé des pistes de recherche diverses et originales, et surtout ils ont été capables d’énoncer que ce travail avait un potentiel de réflexion qui dépassait la question première de l’amélioration du cadre de vie des personnes handicapées.

Au printemps 2014 le thème du semestre était « le passage », nous avons encore travaillé sur le handicap. Forte de l’expérience de l’automne, j’ai élargi la portée d’étude à une condition de handicap choisie par chaque étudiant. L’énoncé de l’exercice cherchait explicitement à interroger de façon critique la norme et le standard, notions héritées de la modernité et porteuses de controverses contemporaines. Au début du semestre, j’ai craint que nous n’y arriverions pas, le handicap étant un sujet qui se prête aux maladresses issues des meilleures intentions, mais porteuses d’une pensée limitée. Par ailleurs, je n’avais pas anticipé qu’une partie des étudiants allaient faire des choix de personnes non seulement handicapées mais gravement malades. Heureusement, après quelques séances, les doutes initiaux ont disparu grâce au travail théorique, aux échanges en groupe, qui ont libéré la parole, et au rapprochement de chaque étudiant d’une personne handicapée, pour certains même par des entretiens directs.

A l’aide des références3 travaillées ensemble les étudiants ont pu faire évoluer et structurer leur pensée. A partir des exemples d’attitudes plus créatrices que réparatrices comme celles d’Aimee Mullins ou Neil Harbisson , ils ont été amenés à s’interroger sur la position à prendre en tant que concepteurs. Paradoxalement la réflexion sur un corps « hors norme » permet d’échapper aux contraintes corporelles que l’on ne questionne plus pour ceux que l’on considère « normaux ». On s’est plus s’intéressé aux leviers qui connectent expérience, plaisir et identité qu’aux aspects fonctionnels. Les étudiants ont été invités à s’appuyer sur les spécificités de la personne choisie pour asseoir les bases qui leur auraient permis de développer un projet de dispositif. Ils ont analysé et identifié ce qui était essentiel dans la vie pour la personne étudiée, sans chercher à la rapprocher de ce que la majorité est ou fait. À partir de ce travail, ils ont posé, par écrit et par un travail sous forme de collage, une première problématique, qui a ensuite évolué. Certains ont atteint une maturité et une finesse du regard prometteuses. Ils ont ouvert leur imagination à des positions singulières (hors normes) de la construction de l’identité des personnes étudiées et dans la richesse des rapports sensoriels et sociaux qu’elles peuvent entretenir avec le monde. Le détour par les diverses réalités des personnes handicapées dépasse la pure question de l’attention nécessaire aux situations de handicap. Il permet aussi aux futurs architectes de questionner le monde normalisé de ceux qui s’autoproclament « normaux » et d’envisager des prises de liberté nouvelles.

Je ne sais pas encore quelle sera la thématique du semestre prochain à l’ESA, mais ce ne sera pas compliqué de donner une inflexion au cours qui permette de continuer encore sur cette direction pédagogique. Il importe de préciser que ce cours n’est pas un atelier de projet, mais un lieu de recherche, de construction de pensée et de formulation de problématiques. Cela vaudrait la peine d’aller jusqu’au développement des projets, dans le cadre, par exemple, d’un workshop transdisciplinaire. L’invitation est lancée.

Maria Martinez Gragera
architecte et ingénieur enseignante
Ecole Spéciale d’Architecture
Ecole Nationale Supérieure d’Architecture Paris La Villette

1Références consultables dans le dossier des travaux des étudiants disponible en ligne

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