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Voir la ville : rencontre avec des personnes aveugles par Catherine Franceschi-Zaharia

Une des motivations les plus courantes des étudiants pour s’engager dans des études d’architecture est…
Publié le 24 septembre 2014
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Une des motivations les plus courantes des étudiants pour s’engager dans des études d’architecture est un formidable enthousiasme pour améliorer le cadre de vie des gens, disent-ils souvent dès leur premier semestre d’études.
Mais il est exceptionnel que l’architecte puisse connaître « les gens » pour qui il conçoit un bâtiment, un équipement, une place publique, un quartier de ville. Alors, qu’est-ce que « les gens », cette entité abstraite et anonyme sur laquelle il est si aisé de projeter ses propres idéaux ? Soulever cette question, c’est ouvrir la boîte paradoxale de l’architecture.

D’un côté des énergies fabuleuses et créatrices portées vers la construction d’un monde meilleur, de l’autre un fréquent rejet par le public des architectures construites qui ne répondraient pas aux attentes des habitants. Les cours de Sciences humaines et sociales dispensés lors de la formation à l’architecture ne suffisent pas pour faire céder ce paradoxe intrinsèque au fait architectural, mais s’ils parviennent à transmettre aux étudiants l’impossible réduction de la diversité du monde à cette entité abstraite « les gens », dont les étudiants font d’ailleurs partie, alors la partie ne sera pas entièrement perdue.
Pour atteindre cet objectif, je demande aux étudiants de quitter un instant la position de surplomb qu’ils ne peuvent pas ne pas occuper lorsqu’ils conçoivent un projet d’architecture pour (re)trouver leur condition d’habitant-citoyen marchant, arpentant, traversant, usant de la ville au quotidien, mais ceci en prêtant plus attention qu’ils ne le font généralement à ce monde dans lequel ils ne cesseront d’intervenir tout au long de leur pratique professionnelle.

Le thème du semestre d’automne 2013, La Marche, se prêtait tout particulièrement à la mise en œuvre de cet objectif. M’en saisissant, chaque groupe d’étudiants devait réaliser un dossier sur le thème « Marcher en ville » construit à partir de la lecture de deux ouvrages, d’une expérience personnelle de la marche, et de quelques entretiens auprès de « passants-marchants » poussés jusqu’au point de rencontre de l’altérité. C’est dans ce cadre que quelques étudiants ont répondu à cette proposition de faire l’expérience du « marcher en ville » en compagnie de personnes aveugles ou malvoyantes.

A l’origine de cette proposition : la lecture de La Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient écrite par Diderot en 1749, suivi de Addition à la lettre sur les aveugles. Ces deux textes font comprendre non seulement que les aveugles voient, mais aussi que le déficit, s’il en est, est plutôt du côté des voyants que des aveugles. Ceci n’atténue évidemment en rien les difficultés de déplacement des personnes aveugles ou non-voyantes, mais cette Lettre ouvre le débat sur les différents sens en laissant de côté les termes de handicap et de déficience : deux termes négatifs situant potentiellement à la marge toute personne ne pouvant disposer librement de cet organe optique qu’est l’œil.

C’est donc sous le signe de la rencontre entre deux groupes de personnes ne disposant pas des mêmes moyens pour appréhender la ville que cette expérience a été proposée. Après quelques péripéties pour parvenir à constituer un groupe de personnes aveugles ou malvoyantes intéressées à rencontrer des étudiants en architecture , nous sommes parvenus à créer les conditions d’une première prise de contact à l’ESA autour d’un verre, à la sortie du travail. La maïeutique a pris et nous avons très vite compris l’ampleur de notre ignorance.
Il n’a pas seulement était question des entraves permanentes qui scandent leur parcours quotidien et connu , ils nous ont parlé du paysage des villes qu’ils ont visité, de celles qu’ils aiment et d’autres plus difficiles d’accès. Nous avons parlé des lieux qu’ils connaissent à Paris, de ceux qu’ils aimeraient connaître sans avoir toujours le courage de s’aventurer tout seul. Ils nous ont dit l’importance que revêt pour eux la description des lieux. Nous avons vu Myriam dessiner sur la table un trajet pour nous le faire comprendre ; nous les avons entendus rire du manque de précision des voyants à qui ils demandent leur chemin lorsqu’ils ont perdu un des points de repère indispensables à leur orientation ! Nous avons compris l’extrême concentration que suppose pour eux tout déplacement en ville. Nous avons été séduit par leur connaissance des noms des lieux : la mémorisation leur est indispensable. Entendre Jacqueline recevoir littéralement l’impression qu’a faite sur elle l’ampleur de l’espace de l’atrium, l’entendre nous dire les limites en hauteur de la ville appréhendable, la crainte des grands et larges carrefours où tout point de repères disparaît. Nous avons partagé ce moment extraordinaire d’ouverture vers le non-connu. Rendez-vous fut alors pris en fonction des disponibilités des uns et des autres pour « Marcher ensemble en ville ».

A l’issue de ces parcours, les étudiants ont composé un petit livret co-joignant leur écritures à celles de Jeanine, Emmanuel, Laetitia, Jonathan, Marie-Pierre avec qui ils ont marché dans la ville. Ils l’ont imprimé en braille. Six mois plus tard, que reste-t-il de cette expérience pour les étudiants ? Ces étudiants-là concevront-ils différemment les espaces architecturaux qui leur seront confiés ? Laissons la parole à Marie, Sophia et Minghao pour le dire.
Je souhaiterais réitérer l’expérience mais autrement, avec un enseignant de projet : en invitant ceux qui sont devenus nos amis et d’autres de leurs amis à participer à un séminaire-atelier pour réaliser un travail conjoint avec des étudiants fondé sur le triptyque expérience d’espaces choisis, écritures, et fabrication de projet par le dessin parlé et la maquette. Avec Jacqueline, friande de description : quel meilleur moyen que d’apprendre aux étudiants à décrire les dispositifs spatiaux, les matériaux, les ambiances qu’en s’adressant à Jacqueline friande de descriptions pour visualiser les espaces ; Emmanuel dit Manu nous a mis au défit de nous bander les yeux et de nous accompagner le long d’un trajet dans la ville, tandis que Myriam si vive, si présente nous fait comprendre sans ménagement et avec raison, à quel point nous ne savons pas voir tout en avouant que leur ville idéale serait une ville où tout resterait sans cesse à la même place. Une ville figée dont eux-mêmes ne voudraient pas.

N’y a-t-il pas d’autres alternatives entre des pratiques urbaines ignorantes, qui excluent sans le savoir une partie d’entre nous et la ville figée qui rassurerait les personnes qui voient autrement qu’avec l’organe optique de l’œil ?

Y a-t-il suffisamment de souplesse dans les dispositifs pédagogiques des écoles d’architecture, d’art ou autres formations pour laisser place à ce type d’expériences exigeant une plus grande attention à l’autre ? être présents, écouter et être écoutés, accompagner et décrire, se rendre compte et rire de nous-mêmes, nous les voyants sans vue !
Y a-t-il encore une place dans cette économie mondialisée pour cela, sans courir ?

Catherine Franceschi-Zaharia
géographe, chercheure,
enseignante à l’ESA1 et à l’ENSAPLV2

1Ecole Spéciale d’Architecture
2Ecole Nationale Supérieurs d’Architecture Paris La Villette
3Des passants qui marchent
4Un grand merci à Laurent Notarianni (IDACT), à Pierre Marragou (GIAA) et à Mariam El Gouzi (contactée par L. Notarianni) pour leur aide précieuse. Et merci à ma collègue Yasmine Abbas de m’avoir fait rencontrer Laurent Notarianni. Un grand merci à Jacqueline, Emmanuel, Laétitia, Jonathan et Marie-Pierre
5Ces entraves sont constituées de tout ce qui change de place sur un trottoir : poubelles, motocyclettes, vélos), de tout ce qui apparaît ou disparaît d’un jour à l’autre (échafaudages, barrières de chantier, les terrasses de café dont l’étalement n’est pas fixe selon le temps qu’il fait, les protections contre un trou dans le bitume, etc.) sans parler des stations de vélib’ placées parfois si près d’un passage piéton qu’il suffit d’une petite déviation de la trajectoire pour butter contre un vélo garé.
D’après des estimations réalisées en l’an 2000, il y aurait 50 millions d’aveugles dans le monde, et 135 millions de malvoyants. En France, d’après une enquête de l’INSEE faite entre 1999 et 2000, ce nombre est respectivement de 61 000, soit 1,02 pour 1000 personnes, et 1 078 000, soit près de 18 pour 10000 personnes sur une populations de 60 millions d’habitants. 

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