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Le Gnomon illuminé

La variété des pratiques textuelles mises en œuvre par les acteurs du passé pour traiter…
Publié le 30 septembre 2015
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La variété des pratiques textuelles mises en œuvre par les acteurs du passé pour traiter du gnomon est remarquable: les sources sanskrites, arabes ou latines comportent poèmes, traités et commentaires, diagrammes ou tables numériques, qui témoignent d’observations, de calculs et de raisonnements parfois d’une grande virtuosité sur cet instrument. Les textes permettent ainsi d’esquisser une histoire du gnomon pensé tout à la fois comme un objet matériel et comme un objet de savoir.
Bhāskara est, au VIIème siècle, le plus ancien commentateur connu de l’Āryabhaṭīya, une œuvre fondatrice pour l’astronomie et les mathématiques du sous-continent indien, rédigée deux siècles plus tôt. Cet érudit décrit de façon détaillée les différentes sortes de gnomon dont il a connaissance. Puis il traite deux thèmes auxquels le gnomon (śaṅku en sanskrit) sera par la suite plus spécifiquement attaché dans la tradition savante sanskrite: il se trouve, d’un côté, au centre d’une sous-discipline des mathématiques (« les ombres » chāyā) qui propose des procédures utilisant la Règle de Trois et le Théorème de Pythagore pour résoudre un ensemble de problèmes mettant en œuvre des gnomons de taille fixe, une source de lumière et leurs ombres; le gnomon est lié, par ailleurs, à des problèmes d’astronomie visant à déterminer l’altitude du soleil, le zénith et la latitude au moyen d’une trigonométrie du Sinus naissante. En astronomie, les savoirs attachés à cet instrument seront par la suite communément développés dans le contexte d’un sujet devenu classique, les « trois questions » (tripraśna) : la direction, le lieu et l’heure. C’est ce qu’illustre le cas de l’astronome Parameśvara, qui a vécu au Kerala, au sud de l’Inde, au tournant des quatorzième et quinzième siècles. Ce dernier donne de remarquables exemples du raffinement mathématique qu’ont pu prendre certaines procédures impliquant le gnomon dans un cadre astronomique. Ainsi dans le Goladīpikā, littéralement « la sphère (Gola) illuminée (dīpikā) », qui traite de la sphère armillaire, Parameśvara propose une méthode récursive permettant de déterminer l’altitude du Soleil (mahā-śaṅku) Littéralement « grand gnomon » à une heure du jour donnée. Cette méthode repose sur la possibilité de calculer, à partir d’une estimation provisoire de l’heure, une même grandeur géométrique de deux façons indépendantes. Ces deux méthodes n’aboutissent au même résultat que si l’estimation est correcte et l’écart entre les deux résultats peut être utilisé pour affiner l’estimation initiale.
Le rôle essentiel du gnomon dans la vie religieuse musulmane, en particulier pour déterminer les heures de prières, a assuré à la gnomonique, en tant que champ de recherche, une visibilité importante dans les milieux savants aussi bien qu’auprès d’un public plus large. La réalisation de cadrans solaires très élaborés pour des mosquées prestigieuses, comme celle de Damas, a préoccupé les meilleurs astronomes et nécessité le développement de nouvelles connaissances en géométrie (théorie des coniques) et en trigonométrie (invention de la tangente, de la sécante etc.). On sait moins peut être que la gnomonique arabe a aussi conduit au calcul de tables mathématico-astronomiques qui comptent probablement parmi les plus volumineuses avant l’aire digitale. Ainsi un astronome plutôt ambitieux, Najm al-Din al-Misri, a produit au XIVème siècle un ensemble de tables à triple entrée pour le calcul des heures contenant plus de 420 000 valeurs !
Le gnomon se fait plus discret dans les sources latines médiévales. On le rencontre pourtant dans les sources comme un objet d’enseignement permettant d’introduire quelques notions astronomiques et mathématiques fondamentales. Ainsi, le manuscrit Erfurt F. 377 donne à voir les notes prises par Jean de Saxe à Paris en 1323 dans les marges d’un texte de son maître à la faculté des arts, Jean de Lignières. Par le biais de différents diagrammes et en s’appuyant sur les Eléments d’Euclide, l’élève s’approprie la définition de points et de lignes essentiels (zénith, horizon, points cardinaux …), et il apprend à les déterminer en un lieu donné. Il se familiarise également, sur des cas simples, avec les principaux outils mathématiques de l’astronomie médiévale : le théorème de Pythagore, les triangles semblables et les tables trigonométriques.
Ces savoirs(-faire) sur le gnomon, dont les plus élémentaires étaient enseignés à tout apprenti astronome, ont beaucoup circulé, d’est en ouest et vice-versa. Chemin faisant, comme le montrent les sources, de nouvelles facettes, de nouvelles fonctions se sont agrégées à cet artefact matériel. C’est en prêtant de la sorte attention aux relations entre textes et artefacts qu’on peut espérer renouveler notre approche de l’histoire de l’astronomie comme de l’histoire des mathématiques.


Sho Hirose

SPHERE, CNRS & Université Paris-Diderot, SAW

Matthieu Husson

CNRS-SYRTE, Observatoire de Paris

Agathe Keller

CNRS, SPHERE, Université Paris Diderot

Clemency Montelle

University of Canterbury, Nouvelle Zélande

Dans le cadre du projet du Conseil Européen de la Recherche (ERC) “Sciences mathématiques dans les mondes anciens (SAW)”

 

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