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Pratique des mathématiques et formation à la conceptualisation

Par Jean-Pierre Bessis , ancien élève de l’Ecole polytechnique, enseigne la philosophie à l’Ecole polytechnique,…
Publié le 22 juin 2015
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Par Jean-Pierre Bessis , ancien élève de l’Ecole polytechnique, enseigne la philosophie à l’Ecole polytechnique, à l’ENSTA Paristech et à l’ENSTA Bretagne et préside le groupe X-philosophie.

Tant dans le secondaire que dans les cursus scientifiques de l’enseignement supérieur, les mathématiques n’ont jamais eu à justifier leur place, souvent prépondérante. Détentrices et gardiennes de l’art calculatoire, elles sont indispensables au développement intime des sciences dures et irriguent tous les projets de réalisation à caractère technique (notamment ceux des ingénieurs). Elles ont, depuis longtemps, constitué le socle de sélection à l’entrée de grandes écoles prestigieuses qui préparent à de brillantes carrières de responsables dans l’industrie et le monde de l’entreprise.

Mais que reste-t-il, dix ans après l’obtention du diplôme, des mathématiques de haut niveau (et tout particulièrement des mathématiques pures) qu’ont ingurgitées les étudiants, en Taupe et dans les grandes écoles ? Pour nombre d’entre eux, devenus assez vite d’efficaces managers, elles ne sont plus qu’un souvenir sans rapport direct avec leur quotidien professionnel. Elles restent attachées, avant tout, à un événement marquant, celui de l’époque « héroïque » où les intéressés triomphaient des épreuves très exigeantes des concours d’entrée aux grandes écoles.

A tous ceux qui se sont éloignés professionnellement d’une activité technique, les mathématiques auront néanmoins légué quelque chose de valeur : une façon de penser et d’appréhender les problèmes à résoudre, d’où qu’ils viennent…

Il est courant de dire que les mathématiques forment à la rigueur, capacité qui se révèle déterminante dans l’examen et la modélisation des systèmes complexes, ainsi que dans le travail d’élaboration des grands projets (techniques, commerciaux, entrepreneuriaux,…). Cette valorisation de la rigueur par les mathématiques paraît d’autant plus immédiate que les mathématiques se présentent naturellement comme « la » science exacte, où l’imprécision et l’à peu près sont bannis. Mais la clairvoyance n’a pas nécessairement besoin de la précision ultime : une compréhension équilibrée et pertinente est souvent la plus à même d’être agissante. A ce titre, des formations autres, comme celles des écoles de commerce ou celles issues de cursus de sciences sociales, accompagnent souvent de brillants esprits qui analysent, avec la même exigence de rigueur, les dossiers les plus complexes.

Mais la pratique des mathématiques nous procure une autre forme d’agilité mentale bien plus prégnante et spécifique, liée à l’exercice de la conceptualisation. Dès les classes de première et de terminale, les objets mathématiques deviennent assez théoriques et, sans capacité de conceptualisation, il n’est guère possible de les manipuler, condition sine qua non de l’obtention de résultats. C’est cette aisance, souvent mise en synonyme avec l’aptitude au raisonnement théorique ou à l’abstraction, qui permet à l’étudiant de combiner et d’agencer les éléments d’une solution, voire de conserver la généricité des méthodes de résolution par-delà la spécificité des cas à traiter.

Dès le secondaire, les élèves savent qu’un point géométrique n’est pas un point matériel mais une « entité » purement théorique, sans dimension ni épaisseur. En analyse, la notion de « limite », indispensable aux calculs différentiel et intégral, admet un formalisme de définition parfois compliqué, qui ne peut être embrassé qu’en saisissant le concept sous-jacent, finalement assez synthétique. L’algèbre, à son tour, se propose d’identifier et de décrire les grandes structures de portance calculatoire (théorie des groupes ou algèbre linéaire, par exemple) et les élèves sont confrontés, en cours comme en exercices, à des questions théoriques plus qu’à des applications numériques sur exemples concrets. Enfin, la topologie est la théorisation d’un domaine mathématique aux confins de la géométrie et de l’analyse, où l’on cherche à donner une raison profonde aux phénomènes qualitatifs d’adjacence, de voisinage et de connexité, en se dégageant de la réalité numérique de la « cartographie » géométrique ordinaire.

Dans la résolution d’un exercice mathématique, la « démonstration logique » dicte son ordre immuable sous forme d’un affichage formel de manipulations symboliques, nécessairement visuel, car écrit. Mais derrière cette façade d’apparence, il y a tout le travail préalable de réflexion de l’étudiant qui a cherché, essayé, bifurqué, repris sa route, ressayé, et finalement croisé parfois fortuitement un chemin inattendu, qu’il a identifié comme étant le bon itinéraire. Dans sa pérégrination combinatoire, l’étudiant aura mêlé étroitement représentation mentale et conceptualisation, les deux étant par nature intimement liées car on est d’autant plus à l’aise avec des concepts qu’ils admettent, même de façon subtile, des formes de représentations mentales.

Se dégager de ce qui n’est que spécificité contingente d’un schéma et cerner ce qui en fait le principe, la structure, l’ordre profond, c’est justement remonter au niveau du concept. Et en cela les mathématiques sont très formatrices.

Au sein des disciplines scientifiques, les mathématiques se singularisent en incluant leurs concepts dans une combinatoire complexe et difficile. Mais c’est peut-être hors de la science qu’il convient d’oser une mise en parallèle avec une autre discipline : la philosophie. Jouant du concept comme la chimie du tube à essai, elle en a fait son affaire quotidienne… Platon, un des fondateurs de la philosophie grecque, était même allé jusqu’à donner une réalité ontologique aux concepts en en faisant des entités premières (Idées platoniciennes). Rappelons-nous simplement que, séparées aujourd’hui par un fossé académique, les deux disciplines furent naguère rassemblées : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », comme, selon la tradition, il était inscrit au fronton de l’Académie de Platon.


A propos de l’École polytechnique

Largement internationalisée (30% de ses étudiants, 23% de son corps d’enseignants), l’École polytechnique associe recherche, enseignement et innovation au meilleur niveau scientifique et technologique. Sa formation promeut une culture d’excellence à forte dominante scientifique, ouverte sur une grande tradition humaniste.
À travers ses trois cycles – ingénieur, master et doctorat – l’École polytechnique forme des femmes et des hommes responsables, capables de mener des activités complexes et innovantes pour répondre aux défis de la société du 21e siècle. Avec ses 19 laboratoires, tous unités mixtes de recherche avec le CNRS, le centre de recherche de l’École polytechnique travaille aux frontières de la connaissance sur les grands enjeux interdisciplinaires scientifiques, technologiques et sociétaux.

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