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Faut-il traduire les sciences sociales ? Par Marie Meriaud-Brischoux, DG de l’ISIT

La question de la traduction des sciences sociales se pose pour au moins deux raisons…
Publié le 22 octobre 2011
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La question de la traduction des sciences sociales se pose pour au moins deux raisons :
* La nécessaire circulation du savoir dans le monde impose aux chercheurs de se faire connaître et de connaître les différentes recherches en cours dans leur domaine
* L’enjeu financier que représente la traduction des ouvrages et articles, leur publication en plusieurs langues suppose que les raisons de traduire et comment soient clarifiées

Nous essaierons dans un premier temps d’analyser la réponse simple et immédiate à la question de la circulation du savoir : il faut écrire ou traduire en anglais et publier dans cette seule lingua franca. Ainsi les questions de la visibilité et de l’enjeu économique se trouveront réglées. L’argument majeur en faveur de cette politique est l’exemple des sciences dures. L’anglais s’y est imposé sans difficulté apparente et puisqu’il s’agit de sciences, il devrait en être de même pour les sciences sociales.

Ce type d’argumentation s’appuie sur une pensée rationaliste et scientiste qui voyait dans la langue le vecteur de la construction de la vérité : « la lumière de l’esprit humain ce sont des mots clairs, épurés, en premier lieu, et purgés de toute ambiguïté, par des définitions exactes. La raison en est la marche, l’accroissement de la science en est le chemin et le bien de l’humanité l’aboutissement » (Hobbes Léviathan chap. V). Hobbes imaginait ainsi que la langue scientifique serait dépourvue d’enracinement historique, géographique ou plutôt que les langues pouvaient être équivalentes à partir du moment où elles seraient des langues « scientifiques, épurées et purgées ». Cet idéal de la correspondance des langues est encore en cours lorsque l’on suppose que traduire consiste à « passer d’une langue à une autre », qu’il s’agit essentiellement d’une question de vocabulaire et que pour faire court « pain = bread ».

Mais la question de l’objet à traduire doit se poser : autant un atome ou un électron sont des objets scientifiques neutres sur lesquels les chercheurs du monde entier s’accordent, autant l’objet des sciences sociales est mouvant, subjectif, historiquement et géographiquement situé. A ce titre une note de recherche d’Yves Gingras et Sébastien Mosbah-Natanson, publiée en février 2010 dans la revue CIRST, analyse le résultat de la politique linguistique menée par deux revues de sciences sociales : Population et la Revue Française de Sociologie. Cette note soulève plusieurs paradoxes :

  • le choix de la traduction en anglais d’articles français (extraduction) est un choix coûteux qui, si elle rend la revue plus visible, attire des chercheurs étrangers et donc diminue d’autant le nombre d’articles de chercheurs francophones et diminue par là même leur visibilité internationale ;
  • l’objectif de faire mieux connaître la sociologie française à des lecteurs anglophones n’a pas rencontré le succès escompté, le concept même de sociologie ne recouvrant pas les mêmes domaines en France et dans les pays anglo-saxons.

Par ailleurs, et cela n’est pas toujours soulevé, la lingua franca anglaise n’est pas toujours maîtrisée dans le monde entier au niveau où le discours sur la mondialisation le laisse entendre : une étude menée par la Commission européenne sur la maîtrise des langues de l’Union européenne par les citoyens européens est à ce titre significative…
– 44 % des citoyens interrogés disent ne maîtriser que leur langue maternelle
– 28 % affirment qu’ils parlent suffisamment une 2e langue étrangère pour participer à une conversation
– 38 % de ces 28 % ont l’anglais comme seconde langue étrangère.

Par ailleurs la compréhension des contextes culturels propres à la langue ne sont souvent pas connus même pour un chercheur maîtrisant l’anglais ou anglophone. Si, pour reprendre Georges Bernard Shaw, « l’Angleterre et les États-Unis sont deux cultures que séparent une langue commune », qu’en est-il alors d’un article de sociologie ou de philosophie français traduit en anglais et lu par un chinois !

La question de la compréhension des langues étrangères et a fortiori des travaux de recherche traduits ou produits en anglais est déjà limitée en Europe ; l’ancrage de la recherche en sciences humaines dans le contexte historique, géographique et culturel de son pays d’origine permet de penser que l’extrapolation à l’international irait dans un renforcement de l’incompréhension. L’objet même des sciences humaines conduit donc à conclure que la seule production en anglais n’augmente pas de façon significative la visibilité internationale de la recherche française en ce domaine.

Il y a donc une problématique propre à l’objet des sciences humaines qui doit être prise en charge par la traduction. On trouve à ce propos une littérature assez dense qui soulève la question de la capacité du traducteur à traduire la spécificité culturelle des sciences sociales. Il s’agit en effet dans ces domaines de tenir compte de la dimension historique, sociologique, culturelle de l’œuvre produite, d’être à même pour le traducteur de mettre à distance sa propre culture et ses propres préjugés et enfin d’être capable de permettre au récepteur de comprendre non seulement le sens mais le contexte et la dimension culturelle de l’œuvre. Les questions que se posent ces chercheurs sur la traduction apparaissent assez vite à leur lecture comme le fruit d’une méconnaissance de ce qu’est la traduction professionnelle, de la découverte que traduire n’est pas un problème d’équivalent linguistique.

Alors comment traduire les sciences sociales au sens de la traduction professionnelle ?

Les études menées sur la traduction des sciences sociales par Bruno Poncharal dans un article appelé Le « Social science translation project » et la traduction des sciences humaines encouragent à la mise en œuvre d’une véritable politique de traduction en sciences humaines à la condition de considérer la traduction professionnelle non pas comme un simple instrument mais bien comme un « acteur essentiel de la production intellectuelle ». En effet, ne pas traduire c’est souvent écrire soi-même ses articles dans la langue dominante (l’anglais) et dans ce cas « cela implique le plus souvent qu’il faut adopter non seulement les concepts mais aussi les modèles qui ont été façonnés par les chercheurs appartenant à la communauté scientifique dominante, qui souvent se confond avec la communauté linguistique dominante. Or il n’est pas anodin que ces concepts et ces modèles soient forgés dans une langue en particulier qui elle-même reflète les expériences historiques et culturelles de ses usagers. Ce monolinguisme ne peut que mener à terme à un appauvrissement de la recherche en sciences humaines. »

A ce stade nous pouvons avancer quelques certitudes :

  1. L’objet des sciences humaines est un objet éminemment culturel et donc enraciné dans la culture et la langue qui l’ont produite, il est dans l’incapacité d’être compris par un locuteur étranger sans la référence essentielle, et quelle que soit la forme que prend cette référence, à la culture dans laquelle il s’origine.
  2. Un traducteur professionnel n’est pas un linguiste mais un passeur interculturel. Dans la traduction la question de la langue est un prérequis, la compétence est celle de transférer le sens et la culture d’un texte rédigé dans une langue dans une autre langue et une autre culture. C’est donc l’inverse de la littéralité et de la fidélité absolue à la langue d’origine.
  3. La traduction ou la production de l’objet des sciences humaines dans la lingua franca (l’anglais) est un contresens puisqu’elle évacue par là même la spécificité des concepts et de l’argumentation dans la langue d’origine. La traduction en anglais ne peut s’adresser qu’à des locuteurs anglais à qui seront expliquées, en fonction de leur culture propre, les distinctions signifiantes et culturelles des concepts utilisés. Sans cela la réception des textes peut conduire à des incompréhensions qui nécessiteront, pour être dépassées, des médiations longues et coûteuses. La circulation des recherches en sciences sociales doit donc être faite dans la langue et la culture du récepteur, ce qui suppose de cibler les langues et les cultures à qui on souhaite s’adresser.
  4. La compréhension par les chercheurs eux-mêmes de ce qu’est la traduction professionnelle est une nécessité s’ils veulent pouvoir faire traduire dans les meilleures conditions leurs articles.
  5. La question du coût n’est pas un sujet, on a la traduction qu’on mérite, et un grand nombre de commentaires sur l’insuffisance qualitative des traductions devrait être mis en regard des moyens que l’on a été prêt à engager pour la réaliser.

Enfin, et pour conclure, la circulation des œuvres et de la recherche en sciences sociales est une question éminemment politique à laquelle en France et en Europe la réponse apportée est celle d’Umberto Eco « la langue de l’Europe c’est la traduction ». L’effort politique mené dans la construction européenne et à l’ONU de traduire et d’interpréter dans toutes les langues présentes en leur sein n’est pas une utopie que les difficultés économiques des états devrait balayer d’un revers de main. Il en va de la diversité culturelle du monde et de la richesse des savoirs ainsi produits, de l’intercompréhension entre les peuples et du droit inaliénable de chacun de comprendre et d’être compris.

 

L’Institut de management et de communication interculturels diplôme depuis 1957 des traducteurs et des interprètes de conférence reconnus et recrutés par les grandes organisations internationales et les institutions européennes. Outre la formation à la traduction qui est son cœur de métier, l’ISIT forme ses étudiants en cinq ans à la communication et au management interculturels, leur permettant d’intégrer les grandes fonctions de l’entreprise, sur des postes et des missions liées à leurs compétences interculturelles et multilingues : marketing, communication, ressources humaines, achats, export… les diplômés de l’ISIT se destinent à des carrières de cadres au sein d’entreprises internationales.

L’ISIT fait partie de la CIUTI, consortium qui regroupe les 35 meilleures universités mondiales dans ses domaines de compétence, et est membre du réseau EMT (European Master’s in Translation Network), label délivré par la direction générale de la traduction de la Commission européenne. L’ISIT a rejoint en septembre 2010 la BEL (banque d’épreuves littéraires) pour permettre aux classes préparatoires de présenter son examen en un seul concours Normale Sup simplifié.

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