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OGM et précaution, un mariage singulier, par Pierre-Benoît Joly, directeur de recherche à l’INRA

Pierre-Benoit Joly est économiste et sociologue et directeur de recherche à l’INRA, UR 1326 Sens.…
Publié le 3 janvier 2013
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Pierre-Benoit Joly est économiste et sociologue et directeur de recherche à l’INRA, UR 1326 Sens. Il dirige l’Institut francilien recherche, innovation, société (IFRIS) et coordonne le Laboratoire d’excellence (Labex) SITES. Il est actuellement membre du conseil de la European Association for the Studies of Science and Technology (EASST) et du Comité de prévention et de précaution et préside le conseil scientifique du Programme OGM du ministère de l’Ecologie.
Il enseigne à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et à Sciences Po.


C’est l’une des premières technologies où ce principe fut appliqué, avant même qu’il soit intégré dans le droit positif, et le principe est fréquemment invoqué par les acteurs impliqués, souvent à des fins contradictoires. Mais en même temps, rares sont les positions prises (ou les actions conduites) en son nom qui peuvent authentiquement le revendiquer.

Repères
Interroger les rapports entre OGM et précaution est affaire complexe si l’on veut éviter de verser dans les dénonciations faciles ou dans un optimisme béat. Pour commencer, il faut s’entendre sur une définition du principe. On se réfère habituellement à celle qui fut intégrée en février dans la Constitution française et notamment l’article 5 de la Charte de l’environnement. Bien évidemment, on ne doit pas s’en tenir au seul texte de loi, car le débat porte sur la mise en œuvre concrète du principe et sur ses effets. C’est au titre de ses effets (supposés) sur la croissance que la commission Attali recommanda que l’on retire le principe de précaution de la Constitution.
Le dossier des OGM est assez connu pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir de façon détaillée. On se limitera à observer d’une part qu’en Europe, contrairement aux États-Unis, nous avons adopté une démarche de gestion des OGM fondée sur la nouveauté de la technique de la transgénèse, et que cette démarche fait explicitement référence au principe de précaution qui a connu en l’espèce une concrétisation originale ; et d’autre part que, dans ce cadre, le contexte européen est un espace ouvert à toute une série de jeux qui se traduisent à ce jour par un blocage de la commercialisation des OGM. On proposera ensuite d’élargir l’analyse en examinant les rapports entre précaution et maîtrise sociale de la technique.

Deux voies opposées
L’Europe a instauré un contrôle systématique de la technologie des OGM
Aux États-Unis, le compromis établi en 1986 par la Maison-Blanche (Coordinated Framework) concluait une longue controverse en considérant qu’il n’était pas nécessaire de soumettre les OGM à une réglementation spécifique. Il en alla différemment en Europe. Parce que les OGM sont issus de techniques nouvelles, parce que leur développement a d’emblée provoqué une controverse et des différences de position entre les différents États membres, la Commission européenne a choisi de soumettre leur développement à un contrôle obligatoire, depuis les premiers stades de la recherche jusqu’à leur mise sur le marché. Alors qu’aux États-Unis le contrôle s’effectue sur les produits, quels que soient les modes d’obtention, l’Europe instaura donc un contrôle systématique de la nouvelle technologie, avant même que les risques soient avérés. C’est pourquoi l’on a pu parler à ce propos de l’application d’un « principe de précaution pur ».

Grands principes
Les grands principes de la réglementation étaient les suivants : évaluation préalable au cas par cas par un comité d’experts scientifiques ; distinction entre une utilisation confinée ou non et distinction de deux types de dissémination des OGM dans l’environnement (expérimentale et commerciale).
À partir de 1996, alors qu’aux États-Unis les plantes transgéniques connaissent leur première utilisation à grande échelle, il se développe en Europe une grande controverse publique qui va avoir un impact majeur sur les politiques conduites. En juin 1999 est instauré un gel de l’autorisation des nouveaux événements transgéniques (et un moratoire de fait des OGM alors autorisés). Cette période est mise à profit pour toiletter la réglementation européenne des OGM. En résulte un ensemble de textes qui précisent et renforcent le régime de précaution.

Réglementations européennes (Directive CE/2001/18)
L’évaluation implique une démarche scientifique d’analyse des risques; elle procède par une approche comparative (OGM versus non-OGM isogénique); l’évaluation est révisable en cas d’informations nouvelles. La directive renforce le caractère progressif de la démarche : l’introduction d’OGM dans l’environnement doit se faire selon le principe d’une progression par étapes. En outre, les autorisations sont temporaires, elles sont assorties d’un plan de surveillance et l’ensemble des procédures fait l’objet d’une obligation d’information du public. La directive a été transcrite en droit français par la loi du 25 juin 2008 sur les OGM.

Règlements CE/1829/2003 et CE/1830/2003
Ces règlements introduisent des dispositions nouvelles en matière de traçabilité et d’étiquetage, de manière à garantir que les opérateurs et les consommateurs disposent d’informations précises qui leur permettent d’exercer de manière effective leur liberté de choix, et qui permettent le contrôle et la vérification des indications figurant sur les étiquettes.
La communication du commissaire Fishler sur la coexistence des cultures OGM, conventionnelles et d’agriculture biologique vient compléter cet édifice juridique.

Analyse des risques
En mentionnant que l’évaluation des OGM implique «une démarche scientifique d’analyse des risques», le dispositif juridique européen s’inscrit dans l’esprit de la communication de la Commission sur le principe de précaution, qui positionne le principe au niveau de la gestion des risques et non au niveau de leur évaluation. La question de la nature des connaissances à produire pour traiter des situations d’incertitude ou d’ignorance n’est pas abordée et ne se distingue pas de ce qui est fait dans un régime de prévention ; la seule innovation consiste ici dans le caractère progressif et réversible des mesures, au fur et à mesure que l’on obtient des informations sur l’OGM.

Libre choix
Organiser de façon durable le pluralisme technologique
Plus innovant est le volet concernant le libre choix, la traçabilité, l’étiquetage et la coexistence. Ce volet n’est pas une application stricte du principe de précaution, car la garantie du libre choix ne s’inscrit pas dans le registre du droit à un environnement sain mais dans celui du droit à l’information et au libre consentement. À cette fin, l’enjeu est d’organiser de façon durable le pluralisme technologique. Comme on le verra ensuite, ce second volet rejoint le principe de précaution en organisant la réversibilité des choix technologiques.

OGM, précaution et jeux stratégiques
Alors que la suspension des autorisations d’OGM a pris fin en 2004, les principaux pays agricoles européens sont encore en 2012 – Espagne mise à part – dans un moratoire de fait concernant la culture des OGM. Que s’est-il passé ? Comment interpréter cette situation? Quelle est l’influence du principe de précaution dans cette affaire ? Science contre politique  ?

Gestion politique
Olivier Godard a fait une analyse dense de ce dossier en observant que, dans la pratique, le principe de précaution a eu un impact bien différent de ce que l’on pouvait en attendre. L’application du principe de précaution a en réalité conduit à une gestion politique, sous l’influence des opposants aux OGM qui ont gagné la bataille de l’opinion publique et s’imposent comme les propriétaires du dossier.

Dans la longue saga des rapports tumultueux entre science et politique, l’épisode du comité de préfiguration de la Haute Autorité est considéré comme l’exemple même de dérive liée au principe de précaution. Ce comité fut constitué au lendemain du Grenelle de l’environnement afin de donner un avis sur le dossier du «MON 810», un maïs résistant aux insectes. Le sénateur Jean-François Legrand, président de ce comité, en présenta les conclusions le 9 janvier 2008, faisant état de « faits scientifiques nouveaux » et de « doutes sérieux » quant à l’innocuité du MON 810. Sur cette base, le gouvernement activa la procédure de suspension de l’autorisation de mise en culture, procédure maintenue en dépit des avis de l’AFSSA et de l’EFSA indiquant que l’expertise du comité n’apportait aucun élément probant de nature à remettre en cause les évaluations antérieures.

Entre pressions et polémiques
La polémique qui s’engagea révéla qu’en réalité l’avis faisait état d’informations nouvelles, pas nécessairement négatives (une des informations concernant la faible teneur en mycotoxines étant à l’avantage du MON 810), et aucunement de doutes sérieux. De plus, soumis à une pression très forte, ce comité n’avait manifestement pas eu le temps de travailler sérieusement, ce qui explique que l’une des informations nouvelles retenues (la toxicité sur les lombrics) s’appuie sur une base scientifique faible.

Désordres
Décision politique
Comme l’indiquait le journal Le Monde le 28 novembre 2011, le ministre de l’Agriculture, Bruno Le Maire, a assuré que le gouvernement examinerait «tous les moyens de ne pas cultiver le maïs Monsanto». Il a déclaré que le gouvernement restait «défavorable» à cette culture car « il reste encore trop d’incertitudes sur les conséquences pour l’environnement». On peut donc regretter que l’expertise scientifique (et avec elle la référence répétée à l’incertitude) soit instrumentalisée pour justifier une décision qui, sur le fond, est de nature politique.
Après un recours contre la décision de suspension de l’autorisation et au terme de trois ans de procédure, la légalité de la suspension est définitivement remise en cause par le Conseil d’État. Celui-ci relève que le ministre de l’Agriculture n’a pas apporté la preuve de l’existence d’un niveau de risque particulièrement élevé pour la santé ou l’environnement, car l’avis du comité de préfiguration sur lequel il se fonde se borne à faire état d’interrogations. Les réactions des responsables politiques confirment l’état de confusion dans lequel on se trouve.

Manipulations
Ce dévoiement résulte-t-il de l’application du principe de précaution ? À toute nouvelle technique est inévitablement associée une incertitude radicale.
A priori non, car les manipulations dont l’expertise scientifique a en l’occurrence fait l’objet s’expliquent d’abord par les faibles marges de manœuvre dont dispose le politique dans le cadre réglementaire européen. La seule possibilité de s’opposer à une autorisation européenne sur le territoire national est d’activer la clause de sauvegarde. Or, pour ce faire, l’évaluation scientifique des risques constitue le point de passage obligé car il est nécessaire d’établir « l’existence d’une situation susceptible de présenter un risque important mettant en péril de façon manifeste la santé humaine, la santé animale ou l’environnement » (CJUE, Arrêt du 8 septembre 2011).

Stigmatisation
En seconde analyse, on peut évidemment se demander si la différence entre l’Europe et les États-Unis ne tient pas, au moins pour partie, au fait qu’ici nous avons considéré les OGM comme des entités nouvelles à contrôler spécifiquement quand là-bas ils ont été « invisibilisés ». La cristallisation de l’opposition aux OGM doit en effet beaucoup à cette mise en visibilité qui a permis une stigmatisation. Mais il faut d’emblée ajouter que l’opposition ne s’explique pas principalement par la question des risques qui est pourtant le seul motif qui puisse être invoqué pour en restreindre l’utilisation. Et il faut ajouter que cette gestion de la nouveauté s’inscrit dans une conception profondément nouvelle de la maîtrise sociale des techniques.

La question de la réversibilité
Au fond, le principe de précaution conduit à poser deux problèmes essentiels : le premier concerne l’évaluation des risques elle-même; le second la maîtrise sociale de la technique.
Concernant le premier problème, il convient de souligner qu’à toute nouvelle technique est inévitablement associée une incertitude, au sens où l’on ne peut estimer des dangers que l’on ignore. Or, la démarche d’analyse des risques conduit à réduire cette incertitude et à ne retenir que les dangers qui sont identifiables et caractérisables. Dans ce cadre, l’absence de preuve d’un risque ne peut être tenue comme la preuve de l’absence d’un risque1. L’évaluation des risques n’est valable que dans un cadre cognitif nécessairement limité, et elle doit être révisable avec le gain de connaissances.

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