Les AMAP®, ou Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, ont commencé à s’implanter en France en 2001, suite au voyage d’une famille de « paysans »(1) aux Etats-Unis, durant lequel ils découvrirent une autre forme de commercialisation pour leurs produits : les CSA (Community Supported Agriculture).
Aujourd’hui, on ne dénombre pas moins de 1 600 AMAP® implantées sur tout le territoire métropolitain et outre-mer(2). 66 000 familles, soit 270 000 consommateurs individuels, se sont ainsi engagé(e)s pour un changement de leur mode de consommation.
Mais quels sont les facteurs ayant contribué à un tel succès ? D’où les AMAP® tiennent-elles leurs racines ? Sur quelles valeurs et quels principes fondamentaux s’est basée cette émancipation ? Son modèle peut-il à son tour donner naissance à d’autres concepts de consommation ? Toutes ces interrogations suggèrent de traiter en filigrane la question de fond de l’évolution récente du comportement du consommateur…
Du Teikei aux AMAP® : 40 ans d’expérience parcourue
Il faut remonter aux années 60 pour comprendre et localiser l’origine des AMAP®. Elles s’inspirent du modèle du Teikei, mis en place par des mères de familles japonaises s’inquiétant de la qualité de l’alimentation proposée à leurs enfants, car issue d’une agriculture nouvellement intensive. Elles prirent alors la décision de se regrouper (émergence du collectif), pour passer un contrat avec un agriculteur utilisant un mode de production qui leur convenait, en contrepartie d’un achat total de sa production annuelle à l’avance, d’où la signification de leur nom : engagement de collaboration(3).
Après avoir traversé l’Europe et généré quelques expériences en Allemagne, en Autriche et en Suisse(4), ce modèle s’installa durablement aux États-Unis sous le nom de Community Supported Agriculture avec une finalité différente : « lutter contre la diminution des agriculteurs et assurer une alimentation de qualité aux populations moins aisées ».
Aujourd’hui, plus de 100 000 familles se sont regroupées autour de 1 400 CSA en Amérique du Nord (USA et Canada), 1 000 CSA sont actifs en Grande-Bretagne, et un foyer sur quatre au Japon participe à un Teikei(5) (16 millions de personnes en 1993). En France, les 1 600 AMAP® dégagent un chiffre d’affaires annuel estimé à 48 millions d’euros (MIRAMAP 2011).
Quelles valeurs animent les AMAP® ?
Au-delà de la gestion au quotidien des AMAP® (qualité, quantité et variété des produits, structuration, communication…), il est nécessaire de s’intéresser aux valeurs(6) sur lesquelles elles se fondent pour savoir si elles sont transposables à d’autres domaines. Celles-ci ont été traduites concrètement en 18 principes fondateurs(7) qui peuvent être résumés ainsi :
- Proximité, convivialité : l’économie est relocalisée à travers une relation directe entre les producteurs et les consommateurs, sans intermédiaire ;
- Equité, solidarité, transparence, confiance : partenariat étroit entre producteurs et « consomm’acteurs » (achat total de la production à l’avance pour l’année) ;
- Respect de l’environnement et des normes sociales : utilisation proscrite des produits phytosanitaires et des engrais de synthèse, mise en valeur et respect des personnes ;
- Autonomie du système et responsabilisation des consommateurs : une production viable et autonome rendue possible par la compréhension des engagements des consommateurs.
En résumé, les AMAP® intègrent le concept de développement durable à travers une économie solidaire et transparente, une utilisation rationnée des ressources environnementales, et une reconnaissance de l’Humain dans le travail au quotidien. La philosophie générale est donc basée sur un collectif de personnes qui véhiculent des idées communes, qui mutualisent leurs engagements, qui partagent des risques… auquel chaque individu peut s’identifier, selon les théories de la « coordination interindividuelle » (AMEMIYA H.).
De la consommation de masse individuelle à la consommation citoyenne collective
Le sentiment de privation causé par les périodes de conflit au début du XXe siècle a créé une volonté d’émancipation pendant l’après-guerre que les individus ont souhaité retrouver dans leur façon de consommer. Ceci a abouti à une société de consommation de masse comme le décrivent JOUVENEL H. et al.(8) dans leur étude rétrospective et prospective des évolutions de la société française : « La France s’engage sur la voie des Trente Glorieuses qui marquent l’avènement de la civilisation matérielle ». L’acquisition de biens était un moyen de comparer sa situation individuelle, par des achats de conforts, impulsifs voire non réfléchis, au-delà de ses besoins essentiels(9). La part du budget des ménages consacrée à l’alimentation est ainsi passée de 21,6 % en 1959 à 13,4 % en 2010(10).
Cependant, la crise économique récente a poussé les consommateurs à rationaliser leurs dépenses. Ce comportement de consommation semble donc directement influencé par le contexte dans lequel évolue l’individu lorsqu’il est confronté à une réalité dont il ne peut maîtriser les conséquences : sentiment de crise sanitaire subie pour les Teikei, crise environnementale pressentie pour les AMAP, crise économique subie pour les concepts de consommation émergents (voir exemples ci-après). C’est ce que décrit Sophie Debuisson-Quellier dans son ouvrage La consommation engagée(11) . Selon elle, les conséquences économiques et sociales des décisions du consommateur lui sont méconnues, et de fait accentuées par « l’allongement des chaînes d’interdépendance ». Plus simplement, en raccourcissant cette chaîne (lien producteur/consommateur) et en la renforçant par un collectif, cela constitue une façon de donner du sens à son comportement d’achat au-delà de l’utilité alimentaire/matérielle et de la satisfaction que cela lui procure. C’est un retour à une réflexion sur le besoin de cet achat. Ce changement de comportement deviendra désormais une habitude.
L’appartenance à un groupe permet aux individus de classes sociales différentes de partager les mêmes valeurs et de reproduire le même comportement de manière amplifiée. C’est le phénomène d’« action collective individualisée » soutenu par Michele Micheletti(12), qui pourrait s’assimiler à du militantisme, à travers la défense de deux causes récurrentes : l’environnement et la condition des travailleurs.
Vers de nouveaux concepts de consommation collectifs ?
Si on reprend l’ensemble des valeurs sur lesquelles se fondent les AMAP®, à savoir, pour rappel, une relation directe et étroite entre la personne soutenue et son collectif, une économie transparente, la préservation des ressources environnementales et des normes sociales, le tout dans un système autonome garanti par le consommateur, il semble que leur application à d’autres concepts hors agricole soit difficile. Deux raisons peuvent expliquer cela : le premier facteur limitant est le soutien apporté uniquement à une seule personne (le producteur), le second étant la référence obligatoire à la valeur environnementale pas toujours retrouvée dans celles défendues par les collectifs. Si on applique strictement ces principes spécifiques des AMAP®, cela restreint le champ des possibles. On peut également y ajouter des avantages plus faibles perçus par le collectif des AMAP® (approvisionnement régulier de légumes souvent identiques), comparés à ceux perçus par le producteur (financement à l’avance). Par contre, on pourra retrouver la majorité de ces valeurs reprise par certains collectifs existants, à travers la notion de « soutien » et de « poids du collectif ».
Ils peuvent prendre des formes diverses selon la finalité voulue :
- le soutien d’une personne par un collectif dans un objectif précis : relation de confiance, un pari sur l’avenir, pour un développement de son activité (financement participatif)
- le soutien des membres du collectif par le collectif, en cas de besoin, et non centré sur une personne précise (prévention de tous types de risques, coopératives, mutuelles)
- la défense d’une cause partagée par tous les membres du collectif afin de mieux la faire connaître (associations)
- l’utilisation du poids du collectif permettant d’obtenir des avantages qui seraient inatteignables individuellement (syndicats)
Ainsi, c’est autour de la notion d’économie sociale et solidaire, que se rassemblent aujourd’hui la plupart des collectifs. Elle se fonde sur deux principes : « l’économie sociale », née vers la fin du 19e siècle, et « l’économie solidaire », plus récente, apparue dans les années 1970. La première fût principalement initiée par le mouvement social ouvrier, autour du principe démocratique « une personne=une voix », et la seconde pour expérimenter de nouveaux modèles de développement alternatifs. Le tout formant un concept qui commença à se développer à la fin des années 1990, et fut renforcé par la certification d’entreprises.
Ces organisations se concrétisent sous la forme de coopératives(13), mutuelles, associations, syndicats et fondations. Elles se regroupent autour d’un ensemble de critères : libre adhésion de l’individu, non-lucrativité individuelle, gestion démocratique et participative, utilité collective ou utilité sociale du projet, et mixité des financements entre ressources privées et publiques(14). Dans ce sens, l’AMAP® va plus loin en intégrant la notion environnementale.
L’économie sociale et solidaire fait l’objet d’études régulières en France et dans le monde car elle est en plein développement, et chaque région française possède une Chambre régionale de l’économie sociale et solidaire. Elle représenterait ainsi 9,9 % de l’emploi français, 2,3 millions de salariés et 215 000 établissements employeurs(15).
Au-delà des différentes formes juridiques qu’ils peuvent prendre, voici des exemples qui illustrent quelques actions entreprises par ces collectifs, à l’image des AMAP® :
- le financement participatif ou crowdfunding sur le web : n’étant pas autorisé à accéder à un prêt bancaire, la personne peut néanmoins réaliser son projet grâce à l’accumulation d’apports financiers individuels de « participants », qui sont convaincus de l’intérêt de ce projet (soutien aux artistes notamment dans la production musicale, création d’entreprises…) ;
- les jardins et habitats solidaires : permettre à des personnes de se réinsérer dans la société par le travail (responsabilisation et mise en valeur de l’individu), ou d’accéder à un logement décent, financé par une société coopérative ;
- le mécénat associatif : se concrétise par le versement d’un don (numéraire, nature, bénévolat), à un organisme afin de soutenir son engagement (art, chirurgie…) ;
- le commerce équitable : permettre à un producteur de vivre décemment de son activité, en lui assurant un revenu minimal par la suppression d’intermédiaires entre lui et le consommateur final ;
- les systèmes d’échanges locaux(16): basé sur le principe que chaque individu possède des compétences, des biens, du temps… qu’il peut échanger sans forcément avoir recours à de l’argent. Ils sont tolérés par l’administration fiscale mais peu estimés des entreprises car non imposés.
D’autres exemples existent mais qui demandent à se développer autour du principe du collectif : les services de proximité à la personne (principalement assuré par le milieu médical), tous les exemples fondés sur la mise en commun ou le partage de biens comme le covoiturage (organisation sans faille à mettre en place)…
Quelle que soit la taille du collectif créé(17), ce sont les convictions partagées par les individus qui importent. Elles solidifient le socle commun et créent des synergies pouvant inspirer à nouveau d’autres collectifs. Le concept d’ « économie sociale et solidaire », même s’il est récent, ne doit pas se banaliser et devenir un slogan. Ainsi, quel que soit le concept développé, on pourrait s’interroger sur la place de chaque individu dans le collectif : a-t-il rejoint le groupe dans son propre intérêt pour en tirer avantage, ou véritablement dans celui du collectif, de manière totalement désintéressée ?