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La parole à Julie Joly, directrice du CFJ

LA QUESTION QUI FÂCHE Combien de dîners plombés par cette question terrible, lancée généralement à…
Publié le 3 septembre 2012
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LA QUESTION QUI FÂCHE

Combien de dîners plombés par cette question terrible, lancée généralement à l’apéritif, ou en dessert, quand l’esprit se relâche : « Et vous, vous travaillez où ? »
Le silence qui suit est de ceux qui annoncent un orage. Souvent lourd, et très court.

– « Je suis journaliste… »

– « Journaliste ! Alors vous allez pouvoir m’expliquer : vous faites exprès de penser tous la même chose ? De ne faire que des Une racoleuses ? De ne relayer que les mauvaises nouvelles ? »

– …

J’ai beau avoir rangé mes stylos fin juillet à L’Express, après treize années au journal, la question n’a jamais cessé de me tarabuster. Et plus encore depuis que j’occupe le bureau de directeur au CFJ (Centre de formation des journalistes – Paris). Les journalistes sont-ils si mauvais, si inutiles ou si gênants, qu’ils devraient se terrer ou se taire ? Comment renouer le fil de la confiance après tant de malentendus ?

Des défauts, ils en ont, c’est certain. La poignée de bien-pensants, de mégalos, de francs-tireurs ou de médiocres continuera longtemps d’exaspérer l’opinion, et avec elle l’ensemble de la profession. Depuis sa création en 1946, toute l’ambition du CFJ est précisément de les combattre et de porter toujours plus haut l’exigence de rigueur, d’objectivité et d’indépendance des détenteurs de la si prestigieuse carte de presse.

Mais ne serait-il pas temps, aussi, de reconnaître les qualités rares de ces oiseaux de mauvais augures ? Combien de salariés, en France, s’accommoderaient de travailler chaque jour dans une telle urgence, avec si peu de moyens et de reconnaissance ? Combien de métiers ont-ils été si drastiquement transformés en l’espace de quelques années ? Et dans quel but… Raconter, rencontrer, vérifier, décrypter. Chercher la vérité derrière les coups de pub, de bluff, la toile opaque du Net, les discours officiels et l’actualité vibrionnante.

Rien de moins facile. Il faut savoir partir sur le champ et sans préavis en reportage, en interview, un dossier sous le bras, son carnet, son micro ou sa caméra dans l’autre, espérant seulement rapporter une info, souvent anecdotique, parfois cruciale – on le sait rarement à l’avance. Quitte à improviser. Quitte à passer pour un imbécile. Apprendre l’humilité fait aussi partie du métier.

Il faut savoir aussi, et c’est le plus fréquent, se plonger dans un sujet totalement méconnu. Lire d’épais rapports épargnés au public. Écouter d’arides experts. Tenter d’y voir clair, vérifier, tordre le sujet, le regarder de face, de côté, ne rien en oublier, puis tenter d’en extraire la substantifique moelle. Avec style, s’il vous plaît.

On fustige publiquement – et à raison – la connivence insupportable de ces journalistes devenus malgré eux, malgré nous, porte-parole, porte-micros ou encore porte-drapeaux plutôt que plumitifs. On salue rarement, sinon jamais, le courage des solitaires, des têtus, des tenaces, des anonymes, des mal-payés, prêts à annuler leur soirée, leur week-end et leurs vacances en prime pour vous cueillir un scoop. On critique, et c’est très bien, la légèreté de certains commentaires, le bruit médiatique, la course au buzz, au clic, au rendement. Il faudrait alors s’intéresser aux conditions acrobatiques dans lesquels les journalistes exercent aujourd’hui leur métier. Œuvrer à les soutenir, à encourager les meilleurs, à défendre leur indépendance et leur pugnacité, plutôt que de tirer à l’aveugle sur l’ambulance. Car il faut du courage, du mérite, du talent, pour la chercher, l’information vraie, derrière le mur bétonné de la communication, de la langue de bois, de la manipulation de masse et de l’omerta. Aujourd’hui plus qu’hier. Et demain, plus encore.

 

Julie Joly
Directrice du CFJ

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