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L’optimisme de la puissance, par Delphine Toquet et Jocelyn Bonnerave

Contrairement à d’autres professions, le métier d’ingénieur qui attend nos étudiants n’est soumis en France…
Publié le 3 février 2017
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Contrairement à d’autres professions, le métier d’ingénieur qui attend nos étudiants n’est soumis en France à aucun texte déontologique contraignant mais à une charte éthique. Ce qui pourrait être perçu comme une simple déclaration d’intentions est plutôt une chance à saisir, tant sur le plan de l’expérience des étudiants que sur celui de l’enseignement et de la recherche. Nous ne saurions travailler sur une obéissance formelle à la loi, dont l’adhésion intime ne serait qu’une option secrète. On ne peut contraindre l’ingénieur à bien agir ?
La charte nous invite donc à des expériences sur l’aspiration intérieure à la « vie bonne ». L’enjeu est d’importance face au rôle que nos étudiants joueront dans les évolutions technologiques ayant déjà considérablement altéré nos existences. Remettant en perspective l’humanisme et ses valeurs, nous transformons la question ontologique « Qu’est-ce que l’homme ? » par celle inhérente au progrès scientifique « Quel type d’homme allons-nous construire ? » et plus précisément, quel ingénieur ?
Ainsi, de fait, s’articulent ce que Ricœur appelle une éthique antérieure “pointant vers l’enracinement des normes dans la vie et dans le désir” et une éthique postérieure “visant à insérer les normes dans des situations concrètes” (des professions encadrées par un texte normatif ). In fine, il s’agit de donner aux étudiants les moyens de faire basculer ce louable « désir d’éthique » dans « une puissance d’agir » , qui détourne de la résignation en appelant vers une plus grande perfection : un optimisme de la puissance. Celui-ci nous a incités à construire des contextes pédagogiques innovants, en aller-retour avec une activité de production théorique : en somme, un projet de recherche-action . En voici les grands axes.

La nécessité d’un travail sur le désir éthique ne saurait nous cantonner au format du cours magistral. Nous inscrivons d’abord notre pédagogie sur le plan de l’expérience. La création des intersemestres pour les trois premières années va dans ce sens. Chaque mois de janvier, les cours sont remplacés par des ateliers confiés à des professionnels. Ce moment à part est une articulation cruciale entre monde académique et monde extérieur : réalisation de reportages, atelier théâtre, spectacles interactifs avec la compagnie Impro Infini, formation à la lutte contre les discriminations, découverte du monde de l’entreprise avec d’anciens ouvriers, médiation scientifique… Est ainsi mis en évidence le fait que la mission de l’ingénieur ne se limite pas au rôle d’interface entre science et société mais qu’il est un véritable médiateur, et doit souvent savoir prendre position face à des choix véritablement politiques.

L’exploration des spécificités de son désir éthique au sein des intersemestres rend alors l’étudiant apte à construire un projet complet baptisé « Ingénieur Honnête Homme » : socialement engagé et solide sur le plan organisationnel. Le cœur en est la réalisation d‘une action d’utilité sociale, généralement collective, mettant à disposition des compétences scientifiques ou personnelles. Elle passe par l’identification d’un besoin extérieur en accord avec une interrogation individuelle.

Désormais sensibilisé aux problématiques majeures de la société, l’étudiant trouve enfin dans un module de 21 heures, l’occasion de s’en faire une représentation systémique et d’acquérir des outils d’évaluation de son futur métier grâce à des intervenants extérieurs. Outre des conférences, les étudiants sont formés en ateliers à l’éco-conception, au bilan carbone, aux nouveaux modèles économiques, mais aussi à la Responsabilité Sociale des Entreprises (jeux de rôles), ou encore à la santé au travail (MOOC).

L’éthique est aussi un objet de recherche, scandé par la production régulière d’un savoir partagé. Chaque rentrée universitaire s’ouvre sur une question d’éthique à travers une leçon inaugurale assurée par un spécialiste, à destination des étudiants et chercheurs. Par ailleurs, un atelier « éthique de la recherche » validant des crédits ECTS est proposé en école doctorale, articulant études de cas et production théorique. A la rentrée 2017, un séminaire de recherche pluridisciplinaire s’attachera à une approche transversale de l’éthique dans les pratiques professionnelles.

1 Christelle Didier, Penser l’éthique des ingénieurs, Paris, PUF, 2008.
2 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
3 Baruch Spinoza, Ethique, Paris, Folio Essais, 1994.
4 Michel Liu, Fondements et pratiques de la recherche-action, Paris, L’Harmattan, 1997.
5 Grand Prix National du Management Public en 2011, catégorie Management Durable.

Delphine Toquet
Doctorante en histoire et philosophie des sciences
Ecole Nationale d’Ingénieurs de Brest

Jocelyn Bonnerave
Docteur en anthropologie sociale
Ecole Nationale d’Ingénieurs de Brest

A propos de Delphine Toquet

Delphine Toquet est doctorante en histoire et philosophie des sciences et professeur à l’Ecole Nationale d’Ingénieurs de Brest (ENIB) où elle enseigne depuis dix ans les « sciences humaines pour l’ingénieur » en cycle préparatoire et ingénieur.

A propos de Jocelyn Bonnerave

Jocelyn Bonnerave est normalien et agrégé de lettres modernes, et docteur en anthropologie sociale. Il enseigne les « sciences humaines pour l’ingénieur » à l’Ecole Nationale d’Ingénieurs de Brest (ENIB).

A propos de l’ENIB

École d’ingénieurs publique dépendant du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, accréditée par la Commission des Titres d’Ingénieur, l‘École Nationale d’Ingénieurs de Brest forme en cinq ans des ingénieurs généralistes en ingénierie des systèmes industriels dans les domaines de l’électronique, de l’informatique et de la mécatronique.

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